Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/194

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de ce totem ne peut pas boire de l’eau librement ; il lui est défendu de la puiser lui-même ; il ne peut en recevoir que des mains d’un tiers qui appartient obligatoirement à la phratrie dont il n’est pas membre[1]. La complexité de cette procédure et la gêne qui en résulte sont encore une façon de reconnaître que l’accès de la chose sacrée n’est pas libre. La même règle s’applique, dans certaines tribus du centre, toutes les fois où l’on mange du totem soit par nécessité soit pour toute autre cause. Encore faut-il ajouter que, quand cette formalité elle-même est inexécutable, c’est-à-dire quand un individu est seul ou n’est entouré que de membres de sa phratrie, il peut, s’il y a urgence, se passer de tout intermédiaire. On voit que l’interdiction est susceptible de tempéraments variés.

Néanmoins, elle repose sur des idées si fortement invétérées dans les consciences qu’elle survit très souvent à ses premières raisons d’être. Nous avons vu que, selon toute vraisemblance, les divers dans d’une phratrie ne sont que des subdivisions d’un clan initial qui se serait démembré. Il y eut donc un moment ou tous ces clans fondus ensemble avaient le même totem ; par suite, là ou le souvenir de cette commune origine ne s’est pas complètement effacé, chaque clan continue à se sentir solidaire des autres et à considérer que leurs totems ne lui sont pas étrangers... Pour cette raison, un individu ne peut pas manger en toute liberté des totems affectés aux différents clans de la phratrie dont il n’est pas membre ; il ne peut y toucher que si la plante ou l’animal interdits lui ont été présentés par un membre de l’autre phratrie[2].

  1. North. Tr., p. 160, 167. Il ne suffit pas que l’intermédiaire soit d’un autre totem : c’est que, comme nous le verrons, un totem quelconque d’une phratrie est, dans une certaine mesure, interdit même aux autres membres de cette phratrie qui sont d’un totem différent.
  2. North. Tr., p. 167. On peut mieux s’expliquer maintenant comment il se fait que, quand l’interdiction n’est pas observée, c’est l’autre phratrie qui poursuit la répression du sacrilège (v. plus haut., p. 182, n. 4). C’est qu’elle est la plus intéressée à ce que la règle soit respectée. En effet, on croit que, quand cette règle est violée, l’espèce totémique risque de ne pas se reproduire abondamment. Or ce sont les membres de l’autre phratrie qui en sont les consommateurs réguliers ; ce sont donc eux qui sont atteints. Voilà pourquoi ils se vengent.