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à ses compagnons, et non à des plantes ou à des animaux. Des analogies aussi rares et aussi douteuses ne pouvaient triompher d’évidences aussi concordantes ni induire l’homme à se penser lui-même et à penser ses devanciers sous des espèces que contredisaient toutes les données de l’expérience journalière. La question reste donc entière et tant qu’elle n’est pas résolue, on ne peut dire que le totémisme soit expliqué[1].

Enfin, toute cette théorie repose sur une méprise fondamentale. Pour Tylor comme pour Wundt, le totémisme ne serait qu’un cas particulier du culte des animaux[2]. Nous savons, au contraire, qu’il y faut voir toute autre chose qu’une sorte de zoolâtrie[3]. L’animal n’y est nullement adoré ; l’homme est presque son égal et parfois même on dispose

  1. Wundt qui a repris, dans ses lignes essentielles, la théorie de Tylor, a essayé d’expliquer autrement cette relation mystérieuse de l’homme et de l’animal ; c’est le spectacle donné par le cadavre en décomposition qui en aurait suggéré l’idée. En voyant les vers qui s’échappent du corps, on aurait cru que l’âme y était incarnée et s’échappait avec eux. Les vers et, par extension, les reptiles (serpents, lézards, etc.), seraient donc les premiers animaux qui auraient servi de réceptacles aux âmes des morts, et, par suite, ils auraient été également les premiers à être vénérés et à jouer le rôle de totems. C’est seulement ensuite que d’autres animaux et même des plantes et des objets inanimés auraient été élevés à la même dignité. Mais cette hypothèse ne repose même pas sur un commencement de preuve. Wundt affirme (Mythus und Religion, II, p. 269) que les reptiles sont des totems beaucoup plus répandus que les autres animaux ; d’où il conclut qu’ils sont les plus primitifs. Mais il nous est impossible d’apercevoir ce qui peut justifier cette assertion à l’appui de laquelle l’auteur n’apporte aucun fait. Des listes de totems relevées soit en Australie, soit en Amérique, il ne ressort nullement qu’une espèce animale quelconque ait joué quelque part un rôle prépondérant. Les totems varient d’une région à l’autre suivant l’état de la faune et de la Flore. Si, d’ailleurs, le cercle originel des totems avait été si étroitement limité, on ne voit pas comment le totémisme aurait pu satisfaire au principe fondamental en vertu duquel deux clans ou sous-clans d’une même tribu doivent avoir deux totems différents.
  2. « On adore parfois certains animaux, dit Tylor, parce qu’on les regarde comme l’incarnation de l’âme divine des ancêtres ; cette croyance constitue une sorte de trait d’union entre le culte rendu aux mânes et le culte rendu aux animaux » (Civilisation primitive, II, p. 305 ; cf. 308 in fine). De même, Wundt présente le totémisme comme une section de l’animalisme (II, p. 234).
  3. 3. V. plus haut, p. 197.