Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/259

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preuves positives. Pour pouvoir réduire le totémisme au fétichisme, il faudrait avoir établi que le second est antérieur au premier ; or, non seulement on n’allègue aucun fait pour démontrer cette hypothèse, mais encore elle est contredite par tout ce que nous savons. L’ensemble, mal déterminé, de rites que l’on appelle fétichisme, semble bien n’apparaître que chez des peuples qui sont déjà parvenus à un certain degré de civilisation ; c’est un genre de culte inconnu en Australie. On a, il est vrai, qualifié le churinga de fétiche[1]  ; mais, à supposer que cette qualification soit justifiée, elle ne saurait prouver l’antériorité qu’on postule. Tout au contraire, le churinga suppose le totémisme, puisqu’il est essentiellement un instrument du culte totémique et qu’il doit aux seules croyances totémiques les vertus qui lui sont attribuées.

Quant à la théorie de Frazer, elle suppose chez le primitif une sorte d’absurdité foncière que les faits connus ne permettent pas de lui prêter. Il a une logique, si étrange qu’elle puisse parfois nous paraître : or, à moins d’en être totalement dépourvu, il ne pouvait commettre le raisonnement qu’on lui impute. Qu’il ait cru assurer la survie de son âme en la dissimulant dans un endroit secret et inaccessible, comme sont censés l’avoir fait tant de héros des mythes et des contes, rien n’était plus naturel. Mais comment eût-il pu la juger plus en sûreté dans le corps d’un animal que dans le sien propre ? Sans doute, ainsi perdue dans l’espèce, elle pouvait avoir quelques chances d’échapper plus facilement aux sortilèges du magicien, mais, en même temps, elle se trouvait toute désignée aux coups des chasseurs. C’était un singulier moyen de la mettre à l’abri que de l’envelopper d’une forme matérielle qui l’exposait à des risques de tous les instants[2]. Surtout, il est inconcevable que des peuples entiers

  1. Par exemple Eylmann dans Die Eingeborenen der Kolonie Südaustralien, p. 199.
  2. Si le Yunbeai, dit Mrs Parker à propos des Euahlayi, « confère une force exceptionnelle, il expose aussi à des dangers exceptionnels, car tout ce qui lèse l’animal blesse l’homme » (Euahlayi, p. 29).