Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/314

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ment que l’on éprouve dans ces circonstances est si proche parent du sentiment religieux que bien des peuples les ont confondus. Pour expliquer la considération dont jouissent les princes, les nobles, les chefs politiques, on leur a attribué un caractère sacré. En Mélanésie et en Polynésie, par exemple, on dit d’un homme influent qu’il a du mana et c’est à ce mana qu’on impute son influence[1]. Il est clair pourtant que sa situation lui vient uniquement de l’importance que l’opinion lui prête. C’est donc que le pouvoir moral que confère l’opinion et celui dont sont investis les êtres sacrés ont au fond une même origine et sont faits des mêmes éléments. C’est ce qui explique qu’un même mot puisse servir à désigner l’un et l’autre.

Tout aussi bien que des hommes, la société consacre des choses, notamment des idées. Qu’une croyance soit unanimement partagée par un peuple, et, pour les raisons que nous avons exposées plus haut, il est interdit d’y toucher, c’est-à-dire de la nier ou de la contester. Or l’interdit de la critique est un interdit comme les autres et prouve que l’on est en face de quelque chose de sacré. Même aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont attachées, ferait l’effet d’un sacrilège. Il y a, tout au moins, un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au-dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen.

Cette aptitude de la société à s’ériger en dieu ou à créer des dieux ne fut nulle part plus visible que pendant les premières années de la Révolution. À ce moment, en effet, sous l’influence de l’enthousiasme général, des choses, pu-

  1. Codrington, The Melanesians, p. 50, 103, 120. D’ailleurs, on considère généralement que, dans les langues polynésiennes, le mot mana a primitivement le sens d’autorité (v. Tregear, Maori Comparative Dictionary, s. v.).