Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/423

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tanée a été tenue en échec par des nécessités sociales opposées ; elle ne laisse pas d’être réelle et, comme on voit, très primitive.

Cette conception a paru à Tylor d’une théologie tellement élevée qu’il s’est refusé à y voir autre chose que le produit d’une importation européenne : ce serait une idée chrétienne plus ou moins dénaturée[1]. A. Lang, au contraire[2]. A. Lang la considère comme autochtone ; mais, admettant, lui aussi, qu’elle contraste avec l’ensemble des croyances australiennes et repose sur de tout autres principes, il conclut que les religions d’Australie sont faites de deux systèmes hétérogènes, superposés l’un à l’autre, et dérivant, par conséquent, d’une double origine. Il y aurait, d’une part, les idées relatives aux totems et aux esprits, qui auraient été suggérées à l’homme par le spectacle de certains phénomènes naturels. Mais en même temps, par une sorte d’intuition sur la nature de laquelle on refuse de s’expliquer[3], l’intelligence humaine serait parvenue d’emblée à concevoir un dieu unique, créateur du monde, législateur de l’ordre moral. Lang estime même que cette idée était plus pure de tout élément étranger à l’origine, et notamment en Australie, que dans les civilisations qui ont immédiatement suivi. Avec le temps, elle aurait été peu à peu recouverte et obscurcie par la masse toujours croissante des superstitions animistes et totémiques. Elle aurait ainsi subi une sorte de dégénérescence progressive jusqu’au jour où, par effet d’une culture privilégiée, elle serait parvenue à se ressaisir et à s’affirmer de nouveau, avec un éclat et une netteté qu’elle n’avait pas dans le principe[4].

  1. J. A. I., XXI, p. 292 et suiv.
  2. The Making of Religion, p. 187-293.
  3. Lang, ibid., p. 331. M. Lang se borne à dire que l’hypothèse de saint Paul lui paraît la moins défectueuse (the most unsatisfactory).
  4. Le P. Schmidt a repris la thèse de A. Lang dans Anthropos (1908, 1909). Contre Sidney Harland, qui avait critiqué la théorie de Lang dans un article du Folklore (t. IX, p. 290 et suiv.), intitulé The « High Gods » of Australia, le P. Schmidt entreprend de démontrer que Baiame, Bunjil, etc., sont des dieux éternels, créateurs, tout-puissants, omniscients, gardiens de l’ordre moral. Nous n’entrerons pas dans cette discussion qui nous paraît sans intérêt et sans portée. Si l’on donne à ces différents adjectifs un sens relatif, en harmonie avec la mentalité australienne, nous sommes tout prêt à les prendre à notre compte et nous les avons nous-même employés. De ce point de vue, tout-puissant veut dire qui a plus de pouvoir que les autres êtres sacrés ; omniscient, qui voit des choses qui échappent au vulgaire et même aux plus grands magiciens ; gardien de l’ordre moral, qui fait respecter les règles de la morale australienne, si différente qu’elle soit de la nôtre. Mais si l’on veut donner à ces mots une signification que, seul, un spiritualiste chrétien peut y attacher, il nous paraît inutile de discuter une opinion si contraire aux principes de la méthode historique.