Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/448

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crées au deuil et à la pénitence, et pendant lesquelles il n’est pas moins obligatoire. Mais c’est que le travail est la forme éminente de l’activité profane : il n’a d’autre but apparent que de subvenir aux nécessités temporelles de la vie ; il ne nous met en rapport qu’avec des choses vulgaires. Au contraire, aux jours de fête, la vie religieuse atteint à un degré d’exceptionnelle intensité. Le contraste entre ces deux sortes d’existence est donc, à ce moment, particulièrement marqué ; par suite, elles ne peuvent voisiner. L’homme ne peut approcher intimement de son dieu quand il porte encore sur lui les marques de sa vie profane ; inversement, il ne peut retourner à ses occupations usuelles alors que le rite vient de le sanctifier. Le chômage rituel n’est donc qu’un cas particulier de l’incompatibilité générale qui sépare le sacré du profane ; c’est le résultat d’un interdit.

Il ne saurait être question d’énumérer ici toutes les espèces d’interdits qui sont observés, même dans les seules religions australiennes. Comme la notion du sacré sur laquelle il repose, le système des interdits s’étend aux relations les plus diverses ; on l’utilise même délibérément pour des fins utilitaires[1]. Mais, si complexe qu’il puisse être, il

  1. Parce qu’il y a, à l’intérieur de chaque homme, un principe sacré, l’âme, l’individu s’est trouvé, dès l’origine, entouré d’interdits, première forme des interdits moraux qui isolent et protègent aujourd’hui la personne humaine. C’est ainsi que le corps de sa victime est considéré comme dangereux pour le meurtrier (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 492) et lui est interdit. Or, les interdits qui ont cette origine sont souvent utilisés par les individus comme un moyen de retirer certaines choses de l’usage commun et d’établir sur elles un droit de propriété. « Un homme sort-il du camp en y laissant des armes, des aliments, etc., dit Roth à propos des tribus de la Rivière Palmer (Queensland du Nord ?), s’il urine à proximité des objets qu’il a ainsi laissés derrière lui, ils deviennent tami (équivalent du mot tabou) et il peut être assuré de les retrouver intacts à son retour » (North Queensland Ethnography, in Records of the Australian Museum, vol. VII, n° 2, p. 75). C’est que l’urine, comme le sang, est censée contenir quelque chose de la force sacrée qui est personnelle à l’individu. Elle tient donc les étrangers à distance. La parole, pour les mêmes raisons, peut également servir de véhicule à ces mêmes influences ; c’est pourquoi il est possible d’interdire l’accès d’un objet par simple déclaration verbale. Ce pouvoir de créer des interdits est, d’ailleurs, variable suivant les individus ; il est d’autant plus grand qu’ils ont un caractère plus sacré. Les hommes en ont presque le privilège à l’exclusion des femmes (Roth cite un seul cas de tabou imposé par les femmes) ; il est à son maximum chez les chefs, les anciens, qui s’en servent pour monopoliser les choses qui leur conviennent (Roth, ibid., p. 77). C’est ainsi que l’interdit religieux devient droit de propriété et règlement administratif.