Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/46

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Nous pouvons d’autant mieux comprendre cette mentalité qu’elle n’a pas complètement disparu du milieu de nous. Si le principe du déterminisme est aujourd’hui solidement établi dans les sciences physiques et naturelles, il y a seulement un siècle qu’il a commencé à s’introduire dans les sciences sociales et son autorité y est encore contestée. Il n’y a qu’un petit nombre d’esprits qui soient fortement pénétrés de cette idée que les sociétés sont soumises à des lois nécessaires et constituent un règne naturel. Il s’ensuit qu’on y croit possibles de véritables miracles. On admet, par exemple, que le législateur peut créer une institution de rien par une simple injonction de sa volonté, transformer un système social en un autre, tout comme les croyants de tant de religions admettent que la volonté divine a tiré le monde du néant ou peut arbitrairement transmuter les êtres les uns dans les autres. Pour ce qui concerne les faits sociaux, nous avons encore une mentalité de primitifs. Et cependant, si, en matière de sociologie, tant de contemporains s’attardent encore à cette conception surannée, ce n’est pas que la vie des sociétés leur paraisse obscure et mystérieuse ; au contraire, s’ils se contentent si facilement de ces explications, s’ils s’obstinent dans ces illusions que dément sans cesse l’expérience, c’est que les faits sociaux leur semblent la chose la plus claire du monde ; c’est qu’ils n’en sentent pas l’obscurité réelle ; c’est qu’ils n’ont pas encore reconnu la nécessité de recourir aux procédés laborieux des sciences naturelles pour dissiper progressivement ces ténèbres. Le même état d’esprit se retrouve à la racine de beaucoup de croyances religieuses qui nous surprennent par leur simplisme. C’est la science, et non la religion, qui a appris aux hommes que les choses sont complexes et malaisées à comprendre.

Mais, répond Jevons[1], l’esprit humain n’a pas besoin

  1. Introduction to the History of Religion, p. 15 et suiv.