Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/460

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endurcit les membres. Mais, de part et d’autre, le principe est le même. Ici et là, on admet que la douleur est génératrice de forces exceptionnelles. Et cette croyance n’est pas sans fondement. C’est, en effet, par la manière dont il brave la douleur que se manifeste le mieux la grandeur de l’homme. Jamais il ne s’élève avec plus d’éclat au-dessus de lui-même que quand il dompte sa nature au point de lui faire suivre une voie contraire à celle qu’elle prendrait spontanément. Par là, il se singularise entre toutes les autres créatures qui, elles, vont aveuglément où les appelle le plaisir ; par là, il se fait une place à part dans le monde. La douleur est le signe que certains des liens qui l’attachent au milieu profane sont rompus ; elle atteste donc qu’il est partiellement affranchi de ce milieu et, par suite, elle est justement considérée comme l’instrument de la délivrance. Aussi celui qui est ainsi délivré n’est-il pas victime d’une pure illusion quand il se croit investi d’une sorte de maîtrise sur les choses : il s’est réellement élevé au-dessus d’elles, par cela même qu’il y a renoncé ; il est plus fort que la nature puisqu’il la fait taire.

Il s’en faut, d’ailleurs, que cette vertu n’ait qu’une valeur esthétique : toute la vie religieuse la suppose. Sacrifices et offrandes ne vont pas sans privations qui coûtent au fidèle. Alors même que les rites n’exigent pas de lui des prestations matérielles, ils lui prennent de son temps et de ses forces. Pour servir des dieux, il faut qu’il s’oublie ; pour leur faire dans sa vie la place qui leur revient, il faut qu’il sacrifie de ses intérêts profanes. Le culte positif n’est donc possible que si l’homme est entraîné au renoncement, à l’abnégation, au détachement de soi et, par conséquent, à la souffrance. Il faut qu’il ne la redoute pas : il ne peut même s’acquitter joyeusement de ses devoirs qu’à condition de l’aimer à quelque degré. Mais pour cela, il est indispensable qu’il y soit exercé, et c’est à quoi tendent les pratiques ascétiques. Les douleurs qu’elles imposent ne sont donc pas des cruautés arbitraires et stériles ; c’est une école