Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/47

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d’une culture proprement scientifique pour remarquer qu’il existe entre les faits des séquences déterminées, un ordre constant de succession, et pour observer, d’autre part, que cet ordre est souvent troublé. Il arrive que le soleil s’éclipse brusquement, que la pluie manque à l’époque où elle est attendue, que la lune tarde à reparaître après sa disparition périodique, etc. Parce que ces événements sont en dehors du cours ordinaire des choses, on les impute à des causes extraordinaires, exceptionnelles, c’est-à-dire, en somme, extra-naturelles. C’est sous cette forme que l’idée de surnaturel serait née dès le début de l’histoire, et c’est ainsi que, dès ce moment, la pensée religieuse serait trouvée munie de son objet propre.

Mais, d’abord, le surnaturel ne se ramène nullement à l’imprévu. Le nouveau fait partie de la nature tout comme son contraire. Si nous constatons qu’en général les phénomènes se succèdent dans un ordre déterminé, nous observons également que cet ordre n’est jamais qu’approché, qu’il n’est pas identique à lui-même d’une fois à l’autre, qu’il comporte toutes sortes d’exceptions. Pour peu que nous ayons d’expérience, nous sommes habitués à ce que nos états d’attente soient fréquemment déçus et ces déceptions reviennent trop souvent pour nous apparaître comme extraordinaires. Une certaine contingence est une donnée de l’expérience tout comme une certaine uniformité ; nous n’avons donc aucune raison de rapporter l’une à des causes et à des forces entièrement différentes de celles dont dépend l’autre. Ainsi, pour que nous ayons l’idée du surnaturel, il ne suffit pas que nous soyons témoins d’événements inattendus ; il faut encore que ceux-ci soient conçus comme impossibles, c’est-à-dire comme inconciliables avec un ordre qui, à tort ou à raison, nous paraît nécessairement impliqué dans la nature des choses. Or, cette notion d’un ordre nécessaire, ce sont les sciences positives qui l’ont peu à peu construite, et, par suite, la notion contraire ne saurait leur être antérieure.