Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/481

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oublier, en effet, que les gens du clan sont eux-mêmes des parents de la plante ou de l’animal dont ils portent le nom ; en eux, et notamment dans leur sang, réside le même principe de vie. Il est donc naturel qu’on se serve de ce sang et des germes mystiques qu’il charrie pour assurer la reproduction régulière de l’espèce totémique. Quand un homme est malade ou fatigué, il arrive fréquemment chez les Arunta que, pour le ranimer, un de ses jeunes compagnons s’ouvre les veines et l’arrose de son sang[1]. Si le sang peut ainsi réveiller la vie chez un homme, il n’est pas surprenant qu’il puisse également servir à l’éveiller dans l’espèce animale ou végétale avec laquelle les hommes du clan se confondent.

Le même procédé est employé dans l’Intichiuma du Kangourou à Undiara (Arunta). Le théâtre de la cérémonie est un trou d’eau surplombé d’un rocher à pic. Ce rocher représente un animal kangourou de l’Acheringa qui a été tué et déposé à cet endroit par un homme-kangourou de la même époque ; aussi de nombreux esprits de kangourous sont-ils censés y résider. Après qu’un certain nombre de pierres sacrées ont été frottées les unes contre les autres de la manière que nous avons décrite, plusieurs des assistants montent sur le rocher le long duquel ils laissent couler leur sang[2]. « Le but de la cérémonie, d’après ce que disent les indigènes, est actuellement le suivant. Le sang d’homme kangourou, ainsi répandu sur le rocher, est destiné à en chasser les esprits des kangourous-animaux qui s’y trouvent et à les disperser dans toutes les directions ; ce qui doit avoir pour effet d’accroître le nombre des kangourous[3]. »

  1. Nat. Tr., p. 438, 461, 464 ; North. Tr., p. 596 et suiv.
  2. Nat. Tr., p. 201.
  3. Ibid., p. 206. Nous employons le langage de Spencer et Gillen et, avec eux, nous disons que ce qui se dégage des rochers, ce sont des esprits de kangourous (spirits ou spirit paris of kangaroo). Strehlow (III, p. 7), conteste l’exactitude de l’expression. Suivant lui, ce que le rite fait apparaître ce sont des kangourous réels, des corps vivants. Mais la contestation est sans intérêt, tout comme celle qui concerne la notion de ratapa (v. plus haut, p. 361). Les germes de kangourous qui s’échappent ainsi des rochers ne sont pas visibles ; ils ne sont donc pas faits de la même substance que les kangourous que perçoivent nos sens. C’est tout ce que veulent dire Spencer et Gillen. Il est bien certain, d’ailleurs, que ce ne sont pas de purs esprits comme un chrétien pourrait en concevoir. Tout comme les âmes humaines, ils sont des formes matérielles.