Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/609

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des opérations mentales. Finalement, il s’agit, non pas d’exercer une sorte de contrainte physique sur des forces aveugles et, d’ailleurs, imaginaires, mais d’atteindre des consciences, de les tonifier, de les discipliner. On a dit parfois des religions inférieures qu’elles étaient matérialistes. L’expression est inexacte. Toutes les religions, même les plus grossières, sont, en un sens, spiritualistes : car les puissances qu’elles mettent en jeu sont, avant tout, spirituelles et, d’autre part, c’est sur la vie morale qu’elles ont pour principale fonction d’agir. On comprend ainsi que ce qui a été fait au nom de la religion ne saurait avoir été fait en vain : car c’est nécessairement la société des hommes, c’est l’humanité qui en a recueilli les fruits.


Mais, dit-on, quelle est au juste la société dont on fait ainsi le substrat de la vie religieuse ? Est-ce la société réelle, telle qu’elle existe et fonctionne sous nos yeux, avec l’organisation morale, juridique, qu’elle s’est laborieusement façonnée au cours de l’histoire ? Mais elle est pleine de tares et d’imperfections. Le mal y côtoie le bien, l’injustice y règne souvent en maîtresse, la vérité y est à chaque instant obscurcie par l’erreur. Comment un être aussi grossièrement constitué pourrait-il inspirer les sentiments d’amour, l’enthousiasme ardent, l’esprit d’abnégation que toutes les religions réclament de leurs fidèles ? Ces êtres parfaits que sont les dieux ne peuvent avoir emprunté leurs traits à une réalité aussi médiocre, parfois même aussi basse.

S’agit-il, au contraire, de la société parfaite, où la justice et la vérité seraient souveraines, d’où le mal, sous toutes ses formes, serait extirpé ? On ne conteste pas qu’elle ne soit en rapport étroit avec le sentiment religieux ; car, dit-on, c’est à la réaliser que tendent les religions. Seulement, cette société-là n’est pas une donnée empirique, définie et observable ; c’est une chimère, c’est un rêve dont les hommes ont bercé leurs misères, mais qu’ils n’ont jamais vécu dans la réalité. C’est une simple idée qui vient traduire dans la