Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/612

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donc expliquer l’un sans expliquer l’autre. Nous avons vu, en effet, que si la vie collective, quand elle atteint un certain degré d’intensité, donne l’éveil à la pensée religieuse, c’est parce qu’elle détermine un état d’effervescence qui change les conditions de l’activité psychique. Les énergies vitales sont surexcitées, les passions plus vives, les sensations plus fortes ; il en est même qui ne se produisent qu’à ce moment. L’homme ne se reconnaît pas ; il se sent comme transformé et, par suite, il transforme le milieu qui l’entoure. Pour se rendre compte des impressions très particulières qu’il ressent, il prête aux choses avec lesquelles il est le plus directement en rapport des propriétés qu’elles n’ont pas, des pouvoirs exceptionnels, des vertus que ne possèdent pas les objets de l’expérience vulgaire. En un mot, au monde réel où s’écoule sa vie profane il en superpose un autre qui, en un sens, n’existe que dans sa pensée, mais auquel il attribue, par rapport au premier, une sorte de dignité plus haute. C’est donc, à ce double titre, un monde idéal.

Ainsi, la formation d’un idéal ne constitue pas un fait irréductible, qui échappe à la science ; il dépend de conditions que l’observation peut atteindre ; c’est un produit naturel de la vie sociale. Pour que la société puisse prendre conscience de soi et entretenir, au degré d’intensité nécessaire, le sentiment qu’elle a d’elle-même, il faut qu’elle s’assemble et se concentre. Or, cette concentration détermine une exaltation de la vie morale qui se traduit par un ensemble de conceptions idéales où vient se peindre la vie nouvelle qui s’est ainsi éveillée ; elles correspondent à cet afflux de forces psychiques qui se surajoutent alors à celles dont nous disposons pour les tâches quotidiennes de l’existence. Une société ne peut ni se créer ni se recréer sans, du même coup, créer de l’idéal. Cette création n’est pas pour elle une sorte d’acte surérogatoire, par lequel elle se compléterait, une fois formée ; c’est l’acte par lequel elle se fait et se refait périodiquement. Aussi, quand on oppose