Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/82

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leur extrême fluidité, pénétrer dans les corps et y causer toute espèce de désordres, ou bien, au contraire, en rehausser la vitalité. Aussi prend-on l’habitude de leur attribuer tous les événements de la vie qui sortent un peu de l’ordinaire : il n’en est guère dont elles ne puissent rendre compte. Elles constituent donc comme un arsenal de causes toujours disponibles et qui ne laissent jamais dans l’embarras l’esprit en quête d’explications. Un homme paraît inspiré, il parle avec véhémence, il est comme élevé au-dessus de lui-même et du niveau moyen des hommes ? C’est qu’une âme bienfaisante est en lui et l’anime. Un autre est pris par une attaque, saisi par la folie ? C’est qu’un esprit méchant s’est introduit dans son corps et y a apporté le trouble. Il n’y a pas de maladie qui ne puisse être rapportée à quelque influence de ce genre. Ainsi, le pouvoir des âmes grandit de tout ce qu’on leur attribue, si bien que l’homme finit par se trouver le prisonnier de ce monde imaginaire dont il est cependant l’auteur et le modèle. Il tombe sous la dépendance de ces forces spirituelles qu’il a créées de sa propre main et à sa propre image. Car si les âmes disposent à ce point de la santé et de la maladie, des biens et des maux, il est sage de se concilier leur bienveillance ou de les apaiser quand elles sont irritées ; de là, les offrandes, les sacrifices, les prières, en un mot tout l’appareil des observances religieuses[1].

Voilà l’âme transformée. De simple principe vital, animant un corps d’homme, elle est devenue un esprit, un génie, bon ou mauvais, une divinité même, selon l’importance des effets qui lui sont imputés. Mais puisque c’est la mort qui aurait opéré cette apothéose, c’est, en définitive, aux morts, aux âmes des ancêtres que ce serait adressé le premier culte qu’ait connu l’humanité. Ainsi, les premiers rites auraient été des rites mortuaires ; les premiers sacrifices auraient été des offrandes alimentaires destinées à

  1. Tylor, II, p. 143 et suiv.