Page:Emerson - Société et solitude, trad. Dugard.djvu/11

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comme une jeune fille évaporée. La conscience de son infériorité la rendait pire. Il enviait aux conducteurs de bestiaux et aux bûcherons de la taverne leur parler viril. Il soupirait après le don terrible de la familiarité[1] de Mirabeau, convaincu que celui dont la sympathie sait descendre au plus bas est l’homme de qui les rois ont le plus à craindre. Quant à lui, il déclarait ne pouvoir réussir à être assez seul pour écrire une lettre à un ami. Il quitta la ville, alla s’enterrer aux champs. La rivière solitaire n’avait pas assez de solitude ; le soleil et la lune le gênaient. Quand il acheta une maison, la première chose qu’il fit fut de planter des arbres. Il ne pouvait se cacher suffisamment. Mettez ici une haie, plantez là des chênes — des arbres derrière les arbres, et par-dessus tout, des feuillages toujours verts, car ils maintiennent le mystère autour de vous toute l’année. Le plus agréable compliment que vous pussiez lui faire, c’était de donner à entendre que vous ne l’aviez pas remarqué dans la maison ou la rue où vous l’aviez rencontré. Tandis qu’il souffrait d’être vu où il était, il se consolait par la pensée délicieuse du nombre inimaginable d’endroits où il n’était pas. Tout ce qu’il demandait à son tailleur, c’était cette sobriété de couleur et de coupe qui ne saurait jamais retenir l’œil un instant. Il alla à Vienne, à Smyrne, à Londres. Dans toute la variété des costumes, le carnaval, le kaléidoscope des vêtements, il s’aperçut avec horreur qu’il ne pouvait jamais découvrir dans la rue un homme qui portât quoi que ce fût de pareil à son habillement. Il aurait donné son âme pour l’anneau

  1. En français, dans le texte.