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LA FORTUNE DES ROUGON.

— Viens donc, on nous appelle là-dedans, dit Antoine à son compagnon d’une voix goguenarde.

Félicité recula en murmurant :

— C’est à vous seul que nous désirons parler.

— Bah ! répondit le jeune homme, le camarade est un bon enfant. Il peut tout entendre. C’est mon témoin.

Le témoin s’assit lourdement sur une chaise. Il ne se découvrit pas et se mit à regarder autour de lui, avec ce sourire hébété des ivrognes et des gens grossiers qui se sentent insolents. Félicité, honteuse, se plaça devant la porte de la boutique, pour qu’on ne vît pas du dehors quelle singulière compagnie elle recevait. Heureusement que son mari arriva à son secours. Une violente querelle s’engagea entre lui et son frère. Ce dernier, dont la langue épaisse s’embarrassait dans les injures, répéta à plus de vingt reprises les mêmes griefs. Il finit même par se mettre à pleurer, et peu s’en fallut que son émotion ne gagnât son camarade. Pierre s’était défendu d’une façon très-digne.

— Voyons, dit-il enfin, vous êtes malheureux et j’ai pitié de vous. Bien que vous m’ayez cruellement insulté, je n’oublie pas que nous avons la même mère. Mais si je vous donne quelque chose, sachez que je le fais par bonté et non par crainte… Voulez-vous cent francs pour vous tirer d’affaire ?

Cette offre brusque de cent francs éblouit le camarade d’Antoine. Il regarda ce dernier d’un air ravi qui signifiait clairement : « Du moment que le bourgeois offre cent francs, il n’y a plus de sottises à lui dire. » Mais Antoine entendait spéculer sur les bonnes dispositions de son frère. Il lui demanda s’il se moquait de lui ; c’était sa part, dix mille francs, qu’il exigeait.

— Tu as tort, tu as tort, bégayait son ami.

Enfin, comme Pierre impatienté parlait de les jeter tous les deux à la porte, Antoine abaissa ses prétentions et, d’un