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LA FORTUNE DES ROUGON.

maintenaient en plein rêve théorique, au milieu d’un Éden où régnait l’éternelle justice. Son paradis fut longtemps un lieu de délices dans lequel il s’oublia. Quand il crut s’apercevoir que tout n’allait pas pour le mieux dans la meilleure des républiques, il éprouva une douleur immense ; il fit un autre rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux, même par la force. Chaque acte qui lui parut blesser les intérêts du peuple excita en lui une indignation vengeresse. D’une douceur d’enfant, il eut des haines politiques farouches. Lui qui n’aurait pas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre les armes. La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée, absolue, dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveuglé d’enthousiasme, à la fois trop ignorant et trop instruit pour être tolérant, il ne voulut pas compter avec les hommes ; il lui fallait un gouvernement idéal d’entière justice et d’entière liberté. Ce fut à cette époque que son oncle Macquart songea à le jeter sur les Rougon. Il se disait que ce jeune fou ferait une terrible besogne, s’il parvenait à l’exaspérer convenablement. Ce calcul ne manquait pas d’une certaine finesse.

Antoine chercha donc à attirer Silvère chez lui, en affichant une admiration immodérée pour les idées du jeune homme. Dès le début, il faillit tout compromettre : il avait une façon intéressée de considérer le triomphe de la république, comme une ère d’heureuse fainéantise et de mangeailles sans fin, qui froissa les aspirations purement morales de son neveu. Il comprit qu’il faisait fausse route, il se jeta dans un pathos étrange, dans une enfilade de mots creux et sonores, que Silvère accepta comme une preuve suffisante de civisme. Bientôt, l’oncle et le neveu se virent deux et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions, où le sort du pays était carrément décidé, Antoine essaya de persuader au jeune homme que le salon des Rougon était le principal obstacle au bonheur de la France. Mais, de