Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/172

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
172
LES ROUGON-MACQUART.

malheur elles causaient à voix basse, après avoir desservi la table :

— Ah ! les fainéantes ! criait Macquart. Est-ce qu’il n’y a rien à raccommoder ici ? Nous sommes tous en loques… Écoute, Gervaise, j’ai passé chez ta maîtresse, où j’en ai appris de belles. Tu es une coureuse et une propre à rien.

Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d’être ainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d’elle, éprouvait un malaise. Un soir, étant venu tard, pendant une absence de son oncle, il avait trouvé la mère et la fille ivres mortes devant une bouteille vide. Depuis ce moment, il ne pouvait revoir sa cousine sans se rappeler le spectacle honteux de cette enfant, riant d’un rire épais, ayant de larges plaques rouges sur sa pauvre petite figure pâlie. Il était aussi intimidé par les vilaines histoires qui couraient sur son compte. Grandi dans une chasteté de cénobite, il la regardait parfois à la dérobée, avec l’étonnement craintif d’un collégien mis en face d’une fille.

Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille et se tuaient les yeux à lui raccommoder ses vieilles chemises, Macquart, assis sur le meilleur siége, se renversait voluptueusement, sirotant et fumant, en homme qui savoure sa fainéantise. C’était l’heure où le vieux coquin accusait les riches de boire la sueur du peuple. Il avait des emportements superbes contre ces messieurs de la ville neuve, qui vivaient dans la paresse et se faisaient entretenir par le pauvre monde. Les lambeaux d’idées communistes qu’il avait pris le matin dans les journaux devenaient grotesques et monstrueux en passant par sa bouche. Il parlait d’une époque prochaine où personne ne serait plus obligé de travailler. Mais il gardait pour les Rougon ses haines les plus féroces. Il n’arrivait pas à digérer les pommes de terre qu’il avait mangées.

— J’ai vu, disait-il, cette gueuse de Félicité qui achetait