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LA FORTUNE DES ROUGON.

dans les yeux du jeune homme. Il le détestait peut-être plus que les autres, parce qu’il était excellent ouvrier et qu’il ne buvait jamais. Aussi aiguisait-il ses plus fines cruautés à inventer des mensonges atroces qui frappaient au cœur le pauvre garçon ; il jouissait alors de sa pâleur, du tremblement de ses mains, de ses regards navrés, avec la volupté d’un esprit méchant qui calcule ses coups et qui a touché sa victime au bon endroit. Puis, quand il croyait avoir suffisamment blessé et exaspéré Silvère, il abordait enfin la politique.

— On m’a assuré, disait-il en baissant la voix, que les Rougon préparent un mauvais coup.

— Un mauvais coup ? interrogeait Silvère devenu attentif.

— Oui, on doit saisir, une de ces nuits prochaines, tous les bons citoyens de la ville et les jeter en prison.

Le jeune homme commençait par douter. Mais son oncle donnait des détails précis : il parlait de listes dressées, il nommait les personnes qui se trouvaient sur ces listes, il indiquait de quelle façon, à quelle heure et dans quelles circonstances s’exécuterait le complot. Peu à peu, Silvère se laissait prendre à ce conte de bonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de la République.

— Ce sont eux, criait-il, que nous devrions réduire à l’impuissance, s’ils continuent à trahir le pays. Et que comptent-ils faire des citoyens qu’ils arrêteront ?

— Ce qu’ils comptent en faire ! répondait Macquart avec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les basses fosses des prisons.

Et comme le jeune homme, stupide d’horreur, le regardait sans pouvoir trouver une parole :

— Et ce ne sera pas les premiers qu’on y assassinera, continuait-il. Tu n’as qu’à aller rôder le soir, derrière le palais de justice, tu y entendras des coups de feu et des gémissements.