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LA FORTUNE DES ROUGON.

sommeillait, il fut heureux de ce repos qui allait leur permettre de continuer gaillardement leur chemin. Il se promit de la laisser dormir une heure. Le ciel était toujours noir ; à peine, au levant, une ligne blanchâtre indiquait-elle l’approche du jour. Il devait y avoir, derrière les amants, un bois de pins, dont le jeune homme entendait le réveil musical, aux souffles de l’aube. Et les lamentations des cloches devenaient plus vibrantes dans l’air frissonnant, berçant le sommeil de Miette, comme elles avaient accompagné ses fièvres d’amoureuse.

Les jeunes gens, jusqu’à cette nuit de trouble, avaient vécu une de ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière, parmi ces déshérités, ces simples d’esprit, chez lesquels on retrouve encore parfois les amours primitives des anciens contes grecs.

Miette avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé au bagne, pour avoir tué un gendarme d’un coup de feu. Le procès de Chantegreil était resté célèbre dans le pays. Le braconnier avoua hautement le meurtre ; mais il jura que le gendarme le tenait lui-même au bout de son fusil. « Je n’ai fait que le prévenir, dit-il ; je me suis défendu ; c’est un duel et non un assassinat. » Il ne sortit pas de ce raisonnement. Jamais le président des assises ne parvint à lui faire entendre que, si un gendarme a le droit de tirer sur un braconnier, un braconnier n’a pas celui de tirer sur un gendarme. Chantegreil échappa à la guillotine, grâce à son attitude convaincue et à ses bons antécédents. Cet homme pleura comme un enfant, lorsqu’on lui amena sa fille, avant son départ pour Toulon. La petite, qui avait perdu sa mère au berceau, demeurait avec son grand’père à Chavanoz, un village des gorges de la Seille. Quand le braconnier ne fut plus là, le vieux et la fillette vécurent d’aumônes. Les habitants de Chavanoz, tous chasseurs, vinrent en aide aux pauvres créatures que le forçat laissait derrière