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LES ROUGON-MACQUART.

les nations à genoux. Il se trouvait prédisposé à l’amour de l’utopie par certaines influences héréditaires ; chez lui, les troubles nerveux de sa grand’mère tournaient à l’enthousiasme chronique, à des élans vers tout ce qui était grandiose et impossible. Son enfance solitaire, sa demi-instruction, avaient singulièrement développé les tendances de sa nature. Mais il n’était pas encore à l’âge où l’idée fixe plante son clou dans le cerveau d’un homme. Le matin, dès qu’il avait rafraîchi sa tête dans un seau d’eau, il ne se souvenait plus que confusément des fantômes de sa veille, il gardait seulement de ses rêves une sauvagerie pleine de foi naïve et d’ineffable tendresse. Il redevenait enfant. Il courait au puits, avec le seul besoin de retrouver le sourire de son amoureuse, de goûter les joies de la radieuse matinée. Et, dans la journée, si des pensées d’avenir le rendaient songeur, souvent aussi, cédant à des effusions subites, il embrassait sur les deux joues tante Dide, qui le regardait alors dans les yeux, comme prise d’inquiétude, à les voir si clairs et si profonds d’une joie qu’elle croyait reconnaître.

Cependant Miette et Silvère se lassaient un peu de n’apercevoir que leur ombre. Ils avaient usé leur jouet, ils rêvaient des plaisirs plus vifs, que le puits ne pouvait leur donner. Dans ce besoin de réalité qui les prenait, ils auraient voulu se voir face à face, courir en pleins champs, revenir essoufflés, les bras à la taille, serrés l’un contre l’autre, pour mieux sentir leur amitié. Silvère parla un matin de franchir tout simplement le mur et d’aller se promener dans le Jas, avec Miette. Mais l’enfant le supplia de ne pas faire cette folie, qui la livrerait à la merci de Justin. Il promit de chercher un autre moyen.

La muraille, dans laquelle le puits était enclavé, formait, à quelques pas, un coude brusque qui ménageait une espèce d’enfoncement où les amoureux se seraient trouvés à l’abri des regards, s’ils étaient parvenus à s’y réfugier. Il s’agissait