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LA FORTUNE DES ROUGON.

Et, tandis que le cours se vidait, les villes, les villages que le bûcheron avait appelés à l’aide se réunissaient, formaient sous les ormes une masse sombre, irrégulière, groupée en dehors de toutes les règles de la stratégie, mais qui avait roulé là, comme un bloc, pour barrer le chemin ou mourir. Plassans se trouvait au milieu de ce bataillon héroïque. Dans la teinte grise des blouses et des vestes, dans l’éclat bleuâtre des armes, la pelisse de Miette, qui tenait le drapeau à deux mains, mettait une large tache rouge, une tache de blessure fraîche et saignante.

Il y eut brusquement un grand silence. À une des fenêtres de la Mule Blanche, la tête blafarde de M. Peirotte apparut. Il parlait, il faisait des gestes.

— Rentrez, fermez les volets, crièrent les insurgés furieusement ; vous allez vous faire tuer.

Les volets se fermèrent en toute hâte, et l’on n’entendit plus que les pas cadencés des soldats qui approchaient.

Une minute s’écoula, interminable. La troupe avait disparu ; elle était cachée dans un pli de terrain, et bientôt les insurgés aperçurent, du côté de la plaine, au ras du sol, des pointes de baïonnettes qui poussaient, grandissaient, roulaient sous le soleil levant, comme un champ de blé aux épis d’acier. Silvère, à ce moment, dans la fièvre qui le secouait, crut voir passer devant lui l’image du gendarme dont le sang lui avait taché les mains ; il savait, par les récits de ses compagnons, que Rengade n’était pas mort, qu’il avait simplement un œil crevé ; et il le distinguait nettement, avec son orbite vide, saignant, horrible. La pensée aiguë de cet homme, auquel il n’avait plus songé depuis son départ de Plassans, lui fut insupportable. Il craignit d’avoir peur. Il serrait violemment sa carabine, les yeux voilés par un brouillard, brûlant de décharger son arme, de chasser l’image du borgne à coups de feu. Les baïonnettes montaient toujours, lentement.