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LES ROUGON-MACQUART.

Puis, d’une voix encore plus digne :

— J’accomplirai mon devoir, messieurs. J’ai juré de sauver la ville de l’anarchie, et je la sauverai, dussé-je être le bourreau de mon plus proche parent.

On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l’autel de la patrie. Granoux, très-ému, vint lui serrer la main d’un air larmoyant qui signifiait : « Je vous comprends, vous êtes sublime ! » Il lui rendit ensuite le service d’emmener tout le monde, sous le prétexte de conduire dans la cour les quatre prisonniers qui étaient là.

Quand Pierre fut seul avec son frère, il sentit tout son aplomb lui revenir. Il reprit :

— Vous ne m’attendiez guère, n’est-ce pas ? Je comprends maintenant : vous deviez avoir dressé quelque guet-apens chez moi. Malheureux ! voyez où vous ont conduit vos vices et vos désordres !

Macquart haussa les épaules.

— Tenez, répondit-il, fichez-moi la paix. Vous êtes un vieux coquin. Rira bien qui rira le dernier.

Rougon, qui n’avait pas de plan arrêté à son égard, le poussa dans un cabinet de toilette où M. Garçonnet venait se reposer parfois. Ce cabinet, éclairé par en haut, n’avait d’autre issue que la porte d’entrée. Il était meublé de quelques fauteuils, d’un divan et d’un lavabo de marbre. Pierre ferma la porte à double tour, après avoir délié à moitié les mains de son frère. On entendit ce dernier se jeter sur le divan, et il entonna le Ça ira ! d’une voix formidable, comme pour se bercer.

Rougon, seul enfin, s’assit à son tour dans le fauteuil du maire. Il poussa un soupir, il s’essuya le front. Que la conquête de la fortune et des honneurs était rude ! Enfin il touchait au but, il sentait le fauteuil moelleux s’enfoncer sous lui, il caressait de la main, d’un geste machinal, le bureau d’acajou, qu’il trouvait soyeux et délicat comme la peau