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LES ROUGON-MACQUART.


— Et que dit-on ?

— Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard des soldats n’est pas naturel, et que les insurgés pourraient bien les avoir massacrés.

Il y eut un cri d’horreur dans le café. Rougon eut envie d’entrer pour dire à ces bourgeois que jamais la proclamation n’avait annoncé l’arrivée d’un régiment, qu’il ne fallait pas forcer les textes à ce point ni colporter de pareils bavardages. Mais lui-même, dans le trouble qui s’emparait de lui, n’était pas bien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il en venait à trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n’eût paru. Il rentra chez lui très-inquiet. Félicité, toute pétulante et pleine de courage, s’emporta, en le voyant bouleversé par de telles niaiseries. Au dessert, elle le réconforta.

— Eh ! grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfet nous oublie ! Nous sauverons la ville à nous tout seuls. Moi je voudrais voir revenir les insurgés, pour les recevoir à coups de fusil et nous couvrir de gloire… Écoute, tu vas fermer les portes de la ville, puis tu ne te coucheras pas ; tu te donneras beaucoup de mouvement toute la nuit ; ça te sera compté plus tard.

Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallut du courage pour rester ferme au milieu des doléances de ses collègues. Les membres de la commission provisoire rapportaient dans leurs vêtements la panique, comme on rapporte avec soi une odeur de pluie, par les temps d’orage. Tous prétendaient avoir compté sur l’envoi d’un régiment, et ils s’exclamaient, en disant qu’on n’abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureurs de la démagogie. Pierre, pour avoir la paix, leur promit presque leur régiment pour le lendemain. Puis il déclara avec solennité qu’il allait faire fermer les portes. Ce fut un soulagement. Des gardes nationaux durent se rendre immédiatement à chaque porte, avec ordre