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LES ROUGON-MACQUART.

vallée, à des distances presque égales, pareilles aux lanternes de quelque avenue gigantesque. La lune, qui les éteignait à demi, les faisait s’étaler comme des mares de sang. Cette illumination sinistre acheva de consterner la commission municipale.

— Pardieu ! murmurait le marquis, avec son ricanement le plus aigu, ces brigands se font des signaux.

Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, à combien d’hommes environ aurait affaire « la brave garde nationale de Plassans. » Rougon voulut élever des doutes, dire que les villages prenaient les armes pour aller rejoindre l’armée des insurgés, et non pour venir attaquer la ville. Ces messieurs, par leur silence consterné, montrèrent que leur opinion était faite et qu’ils refusaient toute consolation.

— Voilà maintenant que j’entends la Marseillaise, dit Granoux d’une voix éteinte.

C’était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne et passer, à ce moment, au bas même de la ville ; le cri : « Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! » arrivait, par bouffées, avec une netteté vibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent, accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terrible froid qu’il faisait, ne pouvant s’arracher au spectacle de cette plaine toute secouée par le tocsin et la Marseillaise, tout enflammée par l’illumination des signaux. Ils s’emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammes sanglantes ; ils se firent sonner les oreilles, à écouter cette clameur vague ; au point que leurs sens se faussaient, qu’ils voyaient et entendaient d’effrayantes choses. Pour rien au monde, ils n’auraient quitté la place ; s’ils avaient tourné le dos, ils se seraient imaginé qu’une armée était à leurs trousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir le danger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, vers le