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LA FORTUNE DES ROUGON.


— Fuir ! mais, mon pauvre ami, nous serions demain la fable de la ville… Tu ne te rappelles donc pas que tu as fait fermer les portes ?

Pierre se débattait ; il donnait à son esprit une tension extraordinaire ; puis, comme vaincu, d’un ton suppliant, il murmura :

— Je t’en prie, trouve une idée, toi ; tu n’as encore rien dit.

Félicité releva la tête, en jouant la surprise ; et, avec un geste de profonde impuissance :

— Je suis une sotte en ces matières, dit-elle ; je n’entends rien à la politique, tu me l’as répété cent fois.

Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux, elle continua lentement, sans reproches :

— Tu ne m’as pas mise au courant de tes affaires, n’est-ce pas ? J’ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil… D’ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois, et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque tout seuls.

Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentit pas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grand remords. Et, tout d’un coup, il se confessa. Il parla des lettres d’Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacité d’un homme qui fait son examen de conscience et qui implore un sauveur. À chaque instant, il s’interrompait pour demander : « Qu’aurais-tu fait, toi, à ma place ? » ou bien il s’écriait : « N’est-ce pas ? j’avais raison, je ne pouvais agir autrement. » Félicité ne daignait pas même faire un signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d’un juge. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d’une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu’elle lui mît des menottes.