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LES ROUGON-MACQUART.

républicains qu’il rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide, qu’il suffirait d’en pousser la porte pour s’en emparer. Antoine demanda des arrhes, et reçut deux cents francs. Elle s’engagea à lui compter les huit cents autres francs le lendemain. Les Rougon risquaient là les derniers sous dont ils pouvaient disposer.

Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la place pour voir sortir Macquart. Il passa tranquillement devant le poste, en se mouchant. D’un coup de poing, dans le cabinet, il avait cassé la vitre du plafond, pour faire croire qu’il s’était sauvé par là.

— C’est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chez elle. Ce sera pour minuit… Moi, ça ne me fait plus rien. Je voudrais les voir tous fusillés. Nous déchiraient-ils, hier, dans la rue !

— Tu étais bien bonne d’hésiter, répondit Pierre, qui se rasait. Tout le monde ferait comme nous à notre place.

Ce matin-là — on était au mercredi — il soigna particulièrement sa toilette. Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Elle le tourna entre ses mains comme un enfant qui va à la distribution des prix. Puis, quand il fut prêt, elle le regarda, elle déclara qu’il était très-convenable, et qu’il aurait très-bonne figure au milieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse face pâle avait en effet une grande dignité et un air d’entêtement héroïque. Elle l’accompagna jusqu’au premier étage, en lui faisant ses dernières recommandations : il ne devait rien perdre de son attitude courageuse, quelle que fût la panique ; il fallait fermer les portes plus hermétiquement que jamais, laisser la ville agoniser de terreur dans ses remparts ; et cela serait excellent, s’il était le seul à vouloir mourir pour la cause de l’ordre.

Quelle journée ! Les Rougon en parlent encore, comme d’une bataille glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sans s’inquiéter des regards ni des paroles qu’il sur-