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LES ROUGON-MACQUART.

Alors il comprit les bruits de chaudron que cet étrange sonneur secouait sur la ville. Il lui cria de s’arrêter. L’autre n’entendit pas. Il dut le prendre par sa redingote, et Granoux, le reconnaissant :

— Hein ! dit-il, d’une voix triomphante, vous avez entendu ! J’ai essayé d’abord de taper sur la cloche avec les poings ; ça me faisait mal. Heureusement, j’ai trouvé ce marteau… Encore quelques coups, n’est-ce pas ?

Mais Rougon l’emmena. Granoux était radieux. Il s’essuyait le front, il faisait promettre à son compagnon de bien dire le lendemain que c’était avec un simple marteau qu’il avait fait tout ce bruit-là. Quel exploit et quelle importance allait lui donner cette furieuse sonnerie !

Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par ses ordres, les gardes nationaux s’étaient enfermés dans la mairie ; il avait défendu qu’on relevât les morts, sous prétexte qu’il fallait un exemple au peuple du vieux quartier. Et, lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place, dont la lune s’était retirée, il posa le pied sur la main d’un des cadavres, crispée au bord d’un trottoir. Il faillit tomber. Cette main molle qui s’écrasait sous son talon, lui causa une sensation indéfinissable de dégoût et d’horreur. Il suivit les rues désertes à grandes enjambées, croyant sentir derrière son dos un poing sanglant qui le poursuivait.

— Il y en a quatre par terre, dit-il en entrant.

Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. La lampe donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.

— Les as-tu laissés ? demanda Félicité ; il faut qu’on les trouve là.

— Parbleu ! je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur le dos… J’ai marché sur quelque chose de mou…

Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pen-