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LES ROUGON-MACQUART.

— Je vous jure que je n’ai pas davantage, reprit-il. Je songerai à vous plus tard. Mais, par grâce, partez dès ce soir.

Macquart, maugréant, mâchant des lamentations sourdes, porta la table devant la fenêtre, et se mit à compter les pièces d’or, à la lueur mourante du crépuscule. Il faisait tomber de haut les pièces, qui lui chatouillaient délicieusement le bout des doigts, et dont le tintement emplissait l’ombre d’une musique claire. Il s’interrompit un instant pour dire :

— Tu m’as fait promettre une place, souviens-toi. Je veux rentrer en France… Une place de garde champêtre ne me déplairait pas, dans un bon pays que je choisirais…

— Oui, oui, c’est convenu, répondit Rougon. Avez-vous bien huit cents francs ?

Macquart se remit à compter. Les derniers louis tintaient, lorsqu’un éclat de rire strident leur fit tourner la tête. Tante Dide était debout devant le lit, délacée, avec ses cheveux blancs dénoués, sa face pâle tachée de rouge. Pascal avait vainement essayé de la retenir. Les bras tendus, secouée par un grand frisson, elle hochait la tête, elle délirait.

— Le prix du sang, le prix du sang ! dit-elle, à plusieurs reprises. J’ai entendu l’or… Et ce sont eux, eux, qui l’ont vendu. Ah ! les assassins ! Ce sont des loups.

Elle écartait ses cheveux, elle passait les mains sur son front, comme pour lire en elle. Puis elle continua :

— Je le voyais depuis longtemps, le front troué d’une balle. Il y avait toujours des gens, dans ma tête, qui le guettaient avec des fusils. Ils me faisaient signe qu’ils allaient tirer… C’est affreux, je les sens qui me brisent les os et me vident le crâne. Oh ! grâce, grâce !… Je vous en supplie, il ne la verra plus, il ne l’aimera plus, jamais, jamais ! Je l’enfermerai, je l’empêcherai d’aller dans ses jupes. Non, grâce ! ne tirez pas… Ce n’est pas ma faute… Si vous saviez…