Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
LES ROUGON-MACQUART.

la fin du siècle dernier, un vaste terrain situé dans le faubourg, derrière l’ancien cimetière Saint-Mittre ; ce terrain a été plus tard réuni au Jas-Meiffren. Les Fouque étaient les plus riches maraîchers du pays ; ils fournissaient de légumes tout un quartier de Plassans. Le nom de cette famille s’éteignit quelques années avant la révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et qui se trouva orpheline à l’âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont le père mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, aux regards effarés, d’une singularité d’allures qu’on put prendre pour de la sauvagerie tant qu’elle resta petite fille. Mais, en grandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle commit certaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purent raisonnablement expliquer, et, dès lors, le bruit courut qu’elle avait le cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dans la vie, depuis six mois à peine, maîtresse d’un bien qui faisait d’elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avec un garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du dernier des Fouque, qui l’avait loué pour une saison, était resté au service de la fille du défunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre envié de mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l’opinion ; personne ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvre diable, épais, lourd, commun, sachant à peine parler français, à tels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu’on voyait rôder autour d’elle depuis longtemps. Et comme en province rien ne doit rester inexpliqué, on voulut voir un mystère quelconque au fond de cette affaire, on prétendit même que le mariage était devenu d’une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais les faits démentirent ces médisances. Adélaïde eut un fils au bout de douze grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvait admettre qu’il se fût trompé, il entendait pénétrer le prétendu secret ; aussi toutes les