Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/174

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lui demandait d’aller répéter à ses frais, les mêmes expériences à Paris. Il était évident qu’il n’avait plus rien à attendre, et que son antagoniste Périer venait, pour employer une expression du jour, d’enterrer sa découverte.

Il n’éleva ni récriminations ni plaintes, et se borna, pour toute réponse, à expédier à Périer un modèle au vingt-quatrième du bateau de Lyon.

Nul n’a jamais su ce que cette pièce est devenue.

D’après le marquis de Bausset-Roquefort, le bateau du marquis de Jouffroy « continua de naviguer sur la Saône pendant seize mois et fut ensuite abandonné[1] ».

D’autres circonstances vinrent encore ajouter aux difficultés qui arrêtèrent M. de Jouffroy dans l’exécution de sa belle entreprise. Au siècle dernier, la noblesse provinciale faisait fort peu de cas des sciences, et surtout de l’industrie. Les préjugés de ce genre n’étaient nulle part plus enracinés que dans la Franche-Comté. Aussi M. de Jouffroy rencontrait-il dans sa famille et chez ses amis, une hostilité continuelle. L’ignorance, qui tenait alors le sceptre des salons, lançait contre lui les traits du ridicule, qui tue en France et blesse en tout pays. On ne le désignait dans sa province, que sous le sobriquet de Jouffroy la Pompe ; et quand le bruit de ses essais parvint jusqu’à Versailles, on se disait à la cour, en s’abordant : « Connaissez-vous ce gentilhomme de la Franche-Comté qui embarque des pompes à feu sur des rivières ; ce fou qui prétend faire accorder le feu et l’eau ? »

Survinrent les premiers événements de la Révolution française. Le marquis de Jouffroy nourrissait d’ardentes convictions royalistes ; il fut des premiers à embrasser le parti de l’émigration. Il quitta la France en 1790.

Une fois à l’étranger, il se trouva jeté au milieu de circonstances qui le détournèrent forcément de ses travaux. Il entra dans l’armée de Condé, et fut placé dans la section d’artillerie de la légion du comte de Mirabeau ; puis il commanda la 2me  compagnie de chasseurs nobles. Il prit part aux vaines tentatives qui furent essayées, sous le Directoire et sous l’Empire, pour le rétablissement des Bourbons.

Finalement, la France, qui, au temps de Papin, avait laissé tomber de ses mains la découverte de la vapeur, perdit encore cette fois l’occasion et l’honneur de l’une des plus importantes applications de cette invention féconde[2].

L’abandon que le marquis de Jouffroy fit, vers 1789, de son projet de navigation par la vapeur, était d’autant plus regrettable, qu’au moment même où il renonçait à le poursuivre, les obstacles qu’il avait rencontrés jusqu’à cette époque, allaient s’évanouir devant le génie de Watt. Si l’on a bien compris les difficultés qui empêchaient d’appliquer la machine à vapeur à simple effet à la navigation, on sentira tout de suite que la découverte de la machine à double effet permettait d’en triompher. En créant cette machine, d’où il excluait toute intervention de la pression atmosphérique ; en imaginant avec le parallélogramme, la manivelle, le régulateur à force centrifuge, etc., des moyens parfaits pour transmettre et régulariser l’impulsion de la vapeur, Watt était parvenu à donner au mouvement de rotation de l’axe moteur une égalité, une régularité admirables. La difficulté qui avait empêché jusque-là d’appliquer la vapeur à la navigation se trouvait ainsi aplanie, et il suffisait, pour tenter avec confiance

  1. Notice historique sur l’invention des bateaux à vapeur lue à la Société littéraire de Lyon, le 27 janvier 1864. Lyon, 1864, in-8o, page 26.
  2. C’est pour honorer le souvenir de ce savant que la municipalité de Paris a donné le nom de rue Jouffroy à une rue du 12e arrondissement, située entre les ponts d’Austerlitz et de Bercy, sur le quai d’Austerlitz. C’est ce qui résulte d’une lettre adressée le 1er août 1864 par M. Haussmann, préfet de la Seine, à M. le marquis Bausset-Roquefort, auteur de la Notice historique lue à la Société littéraire de Lyon, que nous venons de citer.