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DE GUSTAVE FLAUBERT.

qu’il me manquerait quelque chose si, de temps en temps, je ne recevais de vos lettres.

Vous m’en écrivez de bien belles, pleines de sentiments et d’idées, pleines de douleurs aussi, hélas ! Que puis-je faire pour vous, sinon vous répéter le même conseil que vous ne suivez pas : Sortez de votre vie habituelle, voyagez, allez à Paris, ou, mieux encore, dans un pays chaud ; le soleil détend les nerfs et rassainit le cœur. Mais vous avez une grande lâcheté morale, permettez-moi de vous le dire. Vous tenez à vos habitudes, à votre milieu, à vos charités. Tout cela ne vaut rien. Il faut être libre. Est-ce que vous ne sentez pas en vous une protestation qui élève la voix, et comme le battement d’ailes d’un oiseau qui voudrait prendre la volée ? Écoutez cette voix, laissez-vous aller à ce mouvement. Vous êtes trop loin de l’état de nature. La méditation, les livres, la province et la solitude vous ont perdue ; vous étiez née pour faire les délices d’un grand cœur et d’un grand esprit, et ne trouvant rien de tout cela, vous vous êtes rongée sur place, stérilement ; est-ce vrai ?

Mais votre médecin me paraît un homme d’un excellent jugement. Suivez donc un peu ses avis, quand ce ne serait que par humilité. Le principal c’est vous ; laissez là tout le reste.

Serez-vous plus forte en 1862 qu’en 1861 ? Je vous souhaite de l’être, parce que ce serait le moyen d’avoir un peu plus (je ne dis pas de bonheur) mais de tranquillité.

Pensez à moi quelquefois, et croyez-moi, chère demoiselle, votre tout affectionné.