Page:Flaubert - Bouvard et Pécuchet, éd. Conard, 1910.djvu/13

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Sa distraction était, le dimanche, d’inspecter les travaux publics.

Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui était son oncle, l’avait emmené à Paris pour lui apprendre le commerce. À sa majorité, on lui versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une boutique de confiseur. Six mois plus tard, son épouse disparaissait en emportant la caisse. Les amis, la bonne chère, et surtout la paresse, avaient promptement achevé sa ruine. Mais il eut l’inspiration d’utiliser sa belle main ; et depuis douze ans, il se tenait dans la même place, chez MM. Descambos frères : tissus, rue Hautefeuille, 92. Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n’en attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui permettaient d’aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet.

Ainsi leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de suite, accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs, comment expliquer les sympathies ? Pourquoi telle particularité, telle imperfection, indifférente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans celui-là ? Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent.

Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l’un paraissait, l’autre fermait son pupitre, et ils s’en allaient ensemble dans les rues. Bouvard marchait à grandes enjambées, tandis que Pécuchet, multipliant les pas, avec sa redingote