Page:Flaubert - Madame Bovary, Conard, 1910.djvu/347

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position complète de leur idée, et cherchaient alors à imaginer une phrase qui pût la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ; il ne dit pas qu’il l’avait oubliée.

Peut-être ne se rappelait-il plus ses soupers après le bal, avec des débardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute des rendez-vous d’autrefois, quand elle courait le matin dans les herbes, vers le château de son amant. Les bruits de la ville arrivaient à peine jusqu’à eux ; et la chambre semblait petite, tout exprès pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vêtue d’un peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond d’or derrière elle ; et sa tête nue se répétait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dépassant sous ses bandeaux.

— Mais pardon, dit-elle, j’ai tort ! je vous ennuie avec mes éternelles plaintes !

— Non, jamais ! jamais !

— Si vous saviez, reprit-elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que j’avais rêvé !

— Et moi, donc ! Oh ! j’ai bien souffert ! souvent je sortais, je m’en allais, je me traînais le long des quais, m’étourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir l’obsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand d’estampes, une gravure italienne qui représente une Muse. Elle est drapée d’une tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dénouée. Quelque chose incessamment me poussait là ; j’y suis resté des heures entières.