Page:Flaubert - Madame Bovary, Conard, 1910.djvu/417

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense qu’à nous ; aime-moi !

Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et l’idée lui vint de le faire suivre dans les rues. Il y avait toujours, près de l’hôtel, une sorte de vagabond qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait pas… Mais sa fierté se révolta.

— Eh ! tant pis ! qu’il me trompe, que m’importe ! est-ce que j’y tiens ?

Un jour qu’ils s’étaient quittés de bonne heure, et qu’elle s’en revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle s’assit sur un banc, à l’ombre des ormes. Quel calme dans ce temps-là ! comme elle enviait les ineffables sentiments d’amour qu’elle tâchait, d’après des livres, de se figurer !

Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dans la forêt, le vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux… Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres.

— Je l’aime pourtant ! se disait-elle.

N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ?… Mais, s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilité ! Rien, d’ailleurs, ne valait la peine d’une recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui,