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posées une scène après l’autre, sur des feuilles volantes qui restent pêle-mêle dans un tiroir durant des mois, puis qu’on rassemble un jour et qu’on rajuste pour en former un ouvrage complet. C’est une suite d’impressions, de visions, de tableaux d’après nature, qui tous ont leur saveur et leur accent, mais qui sentent néanmoins le remplissage.

L’unité du récit n’en est pas altérée ; mais ils distraient l’attention par leur exactitude même. On comprend que l’auteur de Madame Bovary chérit ses Souvenirs d’un autre temps, et qu’il n’a pas le courage d’en faire le sacrifice.

Je n’ai rien dit de l’Aveugle, qui est une figure de troisième plan ; ce malheureux résume cependant les défauts de M. Flaubert. Il est inutile ; son intervention, à la fin, tient du mélodrame, et il est traité comme un sujet d’amphithéâtre.

On sent, en effet, dans la manière de M. Flaubert, le chirurgien sous le critique ; cela se trahit au soin apporté dans les détails et à la crudité sans compensation, de certaines peintures.

Madame Bovary n’en reste pas moins une des œuvres les plus curieuses et les plus personnelles de ces derniers temps.

La Presse, 16 mai 1857 (Nestor Roqueplan).

— Un charmant livre, qui vient d’échapper à un grand danger, occupe tous les esprits : c’est le roman de M. Flaubert, Madame Bovary. L’action est simple, bien menée par des personnages vrais, que l’auteur n’a pas créés à plaisir, sublimes ou vulgaires, mais qu’il doit avoir vus et reproduits dans leur effet naturel.

La forme de M. Flaubert nous plaît singulièrement. Jamais cette forme, qui recouvre un excellent fond d’ironie, de goût et de cœur, ne laisse altérer sa distinction par le contact du positif. C’est au point que nous sommes étonnés du succès de Madame Bovary.

Avant qu’on eût inventé les règles du beau fixe, chaque écrivain avait la liberté de ses images.

Les premiers qui ont dit : plus prompt que la foudre ; un front ruisselant de sueur ; des yeux baignés de larmes ; pâle comme la mort ; le cœur gros de douleur ; rapide comme la pensée ; un chagrin cuisant ; le faîte des grandeurs ; une haine enracinée ; il gèle à pierre fendre ; — qui ont dit d’une rivière qu’elle serpente dans une vallée, créant à la fois une ravissante image et un verbe, tous ceux-là ont commis des hardiesses et trouvé des nouveautés…

Le livre de M. Flaubert nous étant un prétexte de récriminer contre l’adoration du commun, c’est dire combien il semble libre d’allure et franchement lancé dans une route où les barrières de la convention ne l’arrêteront pas…