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ÉGYPTE.

Nous sommes partis du vieux Caire par un bon vent du Nord. Nos deux voiles, entre-croisant leurs angles, se gonflaient dans toute leur largeur, la Cange allait penchée, sa carène fendait l’eau. Je l’entends maintenant qui coule plus doucement. À l’avant, notre raiz Ibrahim, accroupi à la turque, regardait devant lui, et, sans se détourner, de temps à autre, criait la manœuvre à ses matelots. Debout sur la dunette qui fait le toit de notre chambre, le second tenait la barre tout en fumant son chibouk de bois noir. Il y avait beaucoup de soleil, le ciel était bleu. Avec nos lorgnettes nous avons vu, de loin en loin, sur la rive, des hérons ou des cigognes.

L’eau du Nil est toute jaune, elle roule beaucoup de terre, il me semble qu’elle est comme fatiguée de tous les pays qu’elle a traversés et de murmurer toujours la plainte monotone de je ne sais quelle lassitude de voyage. Si le Niger et le Nil ne sont qu’un même fleuve, d’où viennent ces flots ? Qu’ont-ils vu ? Ce fleuve-là, tout comme l’Océan, laisse donc remonter la pensée jusqu’à des distances presque incalculables ; et puis ajoutez par là-dessus l’éternelle rêverie de Cléopâtre et comme un grand reflet de soleil, le soleil doré des Pharaons. À la tombée du jour le ciel est devenu tout rouge à droite et tout rose à gauche. Les pyramides de Sakkara tranchaient en gris dans le fond vermeil de l’horizon. C’était une incandescence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trempait d’une lumière d’or. Sur l’autre rive, à gauche, c’était une teinte rose ; plus c’était rapproché de terre, plus c’était rose. Le rose allait montant et s’affaiblissant, il devenait jaune, puis un peu vert ;