Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/433

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en voyant à la sucrerie de bois de M. Dupuis la face grasse, réjouie et fleurie d’un beau Normand rebondi, qui est venu exprès de Rouen au fond de la Corse, pour être l’économe de l’établissement. M. François, quand nous l’avons vu, était vêtu d’une veste de tricot gris, un sale bonnet de coton lui couvrait les oreilles, et il s’appuyait en se dandinant sur une canne de jonc, convalescent encore de la fièvre intermittente qui a pincé tous mes compatriotes transplantés. Le vin, qui est ici à très bon marché, tout autant que les miasmes végétaux en ont été la cause, « néanmoins, me disait M. François, nous avons toujours mangé nos 250 livres de viande par semaine ». Ce petit homme, égrillard et gaillard, au ventre arrondi et aux couleurs rosées, regrettant du fond de la Corse les bals masqués de Rouen, et les restaurants de sa ville, la première du monde, m’assurait-il, pour la bonne chère, vu à côté de ces hommes du Midi, pâles, sobres, taciturnes, le cœur plein d’orgueil, d’élans purs, de passions ardentes, me semblait comme un vaudeville à côté d’une tragédie antique. Son grand œil bleu malicieux était réjoui de voir quelqu’un de son pays et en me disant adieu il m’a serré la main avec tendresse. Pauvre homme qui s’expatrie sans doute par dévouement pour lui-même et qui, sa bourse remplie, s’en ira bien vite se boulotter en carnaval, au théâtre des Arts, et manger la poule de Pavilly chez Jacquinot !