Page:Flaubert - Théâtre éd. Conard.djvu/516

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des mœurs choque les mauvaises mœurs, et comme il n’y en a eut-être plus d’autres, on appelle ennuyeux ce qui est désagréable. Enfin, tu ne t’affliges pas et c’est ce qu’il faut, jusqu’à la revanche. Je ne sais rien de ta pièce, sinon qu’elle était pleine de talent supérieur, c’est Saint-germain qui m’écrivait ça dernièrement, mais qu’il n’espérait pas qu’elle fût au goût du moment. Tu me l’enverras imprimée, et je te dirai si c’est Cruchard ou le public qui se trompait à la seconde et la troisième. Sache si les diverses couches du public ont des différences d’appréciations dont tu puisses te rendre compte. Pour les billets donnés à tout le monde excepté à l’auteur, c’est toujours comme ça pour moi ; nous sommes trop débonnaires, et pour les amis qui trahissent c’est comme ça pour tout le monde. Je t’embrasse, je t’aime, prends vite ta revanche ; je ne suis pas en peine de l’avenir. Tendresses de nous tous. Dis à ton larbin qu’il a raison et qu’il est un brave garçon. Les petites vont mieux, je travaille.

G. Sand.
3 avril 1874.

Nous avons lu le Candidat et nous allons relire Saint Antoine. Pour celui-ci, je n’en suis pas en peine, c’est un chef-d’œuvre. Je suis moins contente du Candidat ; ce n’est pas vu par toi, spectateur, assistant à une action et voulant y prendre intérêt. Le sujet est écœurant, trop réel pour la scène et traité avec trop d’amour de la réalité. Le théâtre est une optique où un rosier réel ne fait point d’effet, il y faut un rosier peint ; et encore, un beau rosier de maître n’y ferait pas plus d’effet ; il faut la peinture à la colle, une espèce de tricherie. Et de même pour la pièce. À la lecture, la pièce n’est pas gaie, elle est triste au contraire ; c’est si vrai que ça ne fait pas rire, et comme on ne s’intéresse à aucun des personnages, on ne s’intéresse pas à l’action. Ce n’est pas à dire que tu ne puisses pas et ne doives pas faire du théâtre, je crois au contraire que tu en feras et très bien. C’est difficile, bien plus difficile que la littérature à lire. Sur vingt essais, à moins d’être Molière et d’avoir un milieu bien net à peindre, on en rate dix-huit. Ça ne fait rien, on est philosophe, tu en as fait l’épreuve, on s’habitue vite à ce combat à bout portant, et on continue jusqu’à ce qu’on ait touché l’adversaire, le public, la bête. Si c’était aisé, si on réussissait à tout coup, il n’y aurait pas de mérite à accepter cette lutte diabolique d’un seul contre tous.

Tu vois, mon chéri, je te dis ce que le pense ; tu peux être sûr de ma candeur quand je t’approuve sans restriction ; je n’ai pas lu les journaux qui parlent de toi ; ce qu’ils pensent m’est égal pour toi comme pour moi-même ; les jugements individuels ne prouvent rien, l’épreuve du théâtre est faite sur l’être collectif,