Page:Flaubert - Théâtre éd. Conard.djvu/526

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
522
NOTES.

Quant à la pièce, elle me paraît être d’une belle invention, d’un comique intense et bien moderne ; les personnages sont amusants, nouveaux, pris sur le vif ; toutefois j’ai deux objections que je vous demande la permission de vous exposer. L’idée de la pièce est celle-ci : la tyrannie de la Femme est violente, écrasante, invincible, tracassière, variée, multiforme, inévitable, dans quelque situation qu’on soit placé ; à la bonne heure, mais il faudrait que, dès le commencement, dès les premières lignes de la pièce, un personnage formulât cet argument pour le public et lui dît : Voilà ce que nous allons vous montrer ! Il faudrait mieux que, tout le long de la pièce, il fût là pour redire : Vous voyez que, comme nous vous l’avions annoncé, la tyrannie de la Femme, etc. On a beau montrer au public une chose sous tous ses aspects, il ne la verra jamais, si on ne lui dit pas : Remarque que nous te montrons cette chose ! Ce personnage pourrait être Amédée Peyronneau, qui saurait tout, aurait jugé tout, comme un dieu parisien, et aurait avalé l’essence de Balzac et de Gavarni ; il n’en serait que plus comique lorsqu’il est lui-même pincé, car il serait la démonstration de cet axiome : Contre la femme, la science même ne sert de rien !

Seconde objection : Votre dénouement est aussi beau, aussi terrible peut-être que celui de Georges Dandin ; mais vous l’avez exprimé par un seul mot : Voulez-vous bien me dire où est ce bureau, Madame ? C’est mettre tous ses œufs dans un panier, et confier ce panier aux flots irrités ; car, supposez que l’acteur ait une hésitation dans la voix, supposez qu’à ce moment-là on remue un petit banc ou qu’on ouvre ou ferme une porte de loge, on n’entend pas le mot, et alors vous n’avez plus de dénouement. Mais je vais plus loin, il n’est même pas utile qu’on ouvre ou ferme une porte de loge, car le public n’entend pas un mot s’il n’est pas prévenu qu’on va le lui dire et qu’il va l’entendre ; ceci encore est axiomatique. Donc, selon moi, pour que votre dénouement ait son plein effet, il faudrait ceci : Paul Duvernier, acculé par la meute féminine, comme le sanglier les chiens, voit qu’il n’a plus d’espoir de s’échapper, et que bien décidément il est pris ; alors chacune des femmes (dans une forme qui ferait prévoir la réponse au public) lui demanderait à son tour : « Eh bien, avez-vous encore quelque chose à dire ? » — « Qu’avez-vous à dire maintenant ? » suite d’interrogations serrées, pressées, impitoyables, implacables ; c’est alors qu’après un silence, qui imposerait l’attention au public, il répondrait à l’ensemble des interrogations : « Ce que j’ai à répondre ? un seul mot : Voulez-vous bien me dire où est ce bureau, Madame ? » ; et alors Amédée Peyronneau, dont ce dénouement effroyable dessillerait les yeux en en faisant tomber tout à coup des écailles énormes, pourrait conclure par un mot terrible, décisif, résumant la pièce et la morale de la pièce (bien entendu, je ne sais pas lequel).