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cette religion naissante, que les alexandrins se trouvèrent tout d’un coup réduits à une imper­ceptible minorité. Julien, qui sortit de leurs rangs pour succéder aux enfants de Constantin, s’épuisa vainement à lutter contre l’ascendant du chris­tianisme avec toutes les ressources de la puis­sance impériale. Les lettres, les mœurs et la philosophie de la Grèce qui avaient régné sur les patriciens vers la fin de la République et dans les plus beaux temps de l’Empire, n’arrivaient plus au peuple que transformées et renouvelées par l’esprit nouveau ; on ne voulait plus des anciens dieux ; les traditions mêmes étaient sans pouvoir. Rome dépossédée, avec son simulacre de sénat sans empereur, les sanctuaires violés, les ruses sacerdotales découvertes et livrées à la risée pu­blique; un Dieu dont le nom avait retenti à toutes les oreilles, qui occupait tous les esprits de sa majesté, et tous les cœurs des splendeurs de son culte et de la perfection de sa morale : c’était trop pour la force d’un empereur, et pour le génie d’une école de philosophes, obliges de prêcher au peuple un polythéisme qu’eux-mèmes désavouaient, de se retrancher derrière des sym­boles ou dangereux ou inutiles, et d’en appeler sans cesse à des traditions dont ils altéraient le sens et qui avaient perdu tout leur prestige. Le successeur de Julien fait embrasser le christia­nisme à toute son armée ; le monde entier est attentif aux querelles de l’arianisme et à l’hérésie naissante de Pélage. Clément d’Alexandrie, Ter— tullien, Origène, Lactance, Grégoire de Nazianze, S., Augustin, défendent, soutiennent, illustrent l’Église ; tandis que les philosophes, attachés à une cause désespérée, ne se recommandent plus à l’histoire que par d’utiles travaux d’érudition et d’infatigables commentaires. Proclus la relève ; le génie des premiers alexandrins revit en lui, mais ce n’est qu’un éclat passager. Proclus résume dans sa personne le caractère et les destinées de l’école ; avec lui tout semble s’anéantir. En 529, un décret de Justinien ferme les écoles d’Athènes. Les platoniciens exilés cherchent en vain un asile auprès de Chosroès. Damascius revient sur le sol de l’empire, et l’école, dont il est un des derniers représentants avec Philopon et Simpli­cius, s’éteint tout à fait vers le milieu du Xe siècle de notre ère.

Les philosophes qu’on a coutume de désigner sous le nom d’alexandrins ne furent pas les seuls néoplatoniciens de cette époque. Des tendances analogues se manifestent vers le commencement de notre ère chez des polygraphes, des philo­sophes et même des sectes entières. C’était l’es­prit du temps de recourir à une érudition sans critique, de rechercher ou de créer des analogies, de rapprocher toutes les civilisations et toutes les doctrines, de tenter enfin un compromis entre l’Orient et la Grèce, entre la religion et la science. Depuis la diffusion des lettres grecques Platon avait acquis une sorte de royauté intel­lectuelle ; mais le cadre de sa philosophie avait été singulièrement agrandi ; et dans ces doctrines compréhensives où les mythes de l’Inde se trou­vaient à l’aise, on ne retrouve plus les proportions sévères de la dialectique, et ce caractère divin d’enthousiasme et de mesure qui donne à la phi­losophie de Platon tant de noblesse et de gran­deur.

Alexandre en courant jette une ville sur les bords du Nil : à sa mort, ce fut la proie des La-, et bientôt le centre et la capitale d’un grand empire. Il n’y avait pour des Grecs que la Grèce et la Barbarie ; les Ptolémée se sentaient en exil, si la langue, les arts, les mœurs de la patrie n’étaient transplantés dans leurs États. Bien avant les temps historiques, l’Égypte avait fourni des colonies à la Grèce ; après tant de transformations glorieuses, la civilisation grecque se retrouva lace à face avec les mœurs immuables de l’Égypte. Elle fleurit et se développa dans Alexan­drie, à côté des croyances et des mœurs du peuple vaincu, qu’elle ne parvint pas à entamer. Le Musée fondé par Démétrius avec les trésors de Ptolémée Soter, la Bibliothèque bientôt en­combrée de richesses et qui déborda dans le Sé- où un second dépôt s’établit, les faveurs des rois qui, souvent, partagèrent les travaux du Musée, plus tard celles des empereurs romains jaloux d’encourager une compagnie d’historiens et de poètes, la munificence d’Auguste, l’insti­tution du Claudium par ce lettré imbécile qui eût tenu sa place parmi les grammairiens du Musée et ne fit que déshonorer la pourpre im­périale, le concours de tant d’hommes supérieurs, les Zénodote, les Ératosthène, les Apollonius, les Callimaque, toute cette splendeur, toute cette gloire attira l’attention du monde, sans triompher de l’indifférence et du mépris des Égyptiens. Les Grecs, au contraire, essentiellement intelligents, sans préjugés, sans superstition, ne purent ha­biter si longtemps le temple même de Sérapis sans contracter quelque secrète affinité avec ce vieux peuple ; leur littérature était celle d’une nation épuisée qui remplace la verve par l’éru­dition. L’étude enthousiaste et perséverante du passé les disposait, en dépit de l’esprit mobile et léger de la Grèce, à respecter les traditions, à chercher la stabilité. Par une pensée profon­dément politique, les Lagides avaient voulu que le chef du Musée fût toujours un prêtre. Avec cela, nulle intolérance : toutes les religions et tous les peuples avaient accès dans le Musée, les Juifs seuls en étaient exclus. Les Juifs eux-mêmes, quoique proscrits du Musée, affluaient à Alexan­drie. Le besoin de se justifier aux yeux du monde les poussait alors, par un retour d’amour-propre national, à s’approprier toutes les richesses phi­losophiques de la Grèce, en les faisant dériver des livres de Moïse. Sur cette extrême frontière du monde civilisé, au milieu de ce concours inouï jusqu’alors, voués au culte des glorieux souvenirs de leur peuple, en même temps qu’i­nitiés à d’autres croyances et à, d’autres admi­rations, les Grecs, sans devenir Égyptiens ou bar­bares, apprenaient à concilier les traditions en apparence les plus opposées, à comprendre, à accepter l’esprit des religions et des institutions qu’ils avaient sous les yeux ; et le courant des événements les préparait ainsi peu à peu à cet éclectisme qui devint le caractère dominant de la philosophie alexandrine, quand lesDiorthontes et les Chorisontes eurent fait place aux disciples d’Ammonius et de Plotin.

11 est vrai qu’Alexandrie ne fut pas l’unique théâtre des travaux de la philosophie alexandrine ; mais elle en fut le berceau et en demeura le principal centre. Les institutions littéraires de Pergame, par lesquelles lesAttales avaient voulu rivaliser avec les Lagides, disparurent avec les Attales eux-mêmes, et Auguste donna leur bi­bliothèque pour accroître celle du Sérapéum. Les chaires dotées par Vespasien et par Adrien dans plusieurs grandes villes de l’empire avaient pour objet l’enseignement littéraire et non la philosophie. Rome n’était pas un séjour où l’on pût cultiver la philosophie en paix. Si Plotin y trouva du crédit et de la considération. Néron, Vespasien, Domitien y suscitèrent de véritables persécutions contre les philosophes. Une seule école fut la rivale d’Alexandrie, l’école d’Athènes, où les chaires fondées parMarc-Aurèle ramenèrent l’élite delà jeunesse romaine ; mais Athènes et Alexandrie relevaient l’une et l’autre de la doc-trine