Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/138

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faire chanter leurs vers par les plus belles bouches de la cour, et leur faire ensuite courir le monde. Outre que la beauté de l’air est une espèce de fard qui trompe et qui esbloüit ; et j’ai veu estimer beaucoup de choses quand on les chantoit, qui estoient sur le papier de purs galimathias, où il n’y avoit ny raison ny finesse. Je les compare volontiers (reprit Charroselles) à des images mal enluminées, qui, estant couvertes d’un talc ou d’un verre, passent pour des tableaux dans un oratoire. Et moi (dit Pancrace) à un habit de droguet35 enrichy de broderie par le caprice d’un seigneur.

Cela me fait souvenir (adjoûta Laurence) d’un homme que j’ay veu à la cour d’une grande princesse36, qui s’estoit mis en reputation par la bagatelle melodieuse. Il avoit fait quantité de paroles pour des chansons ; de sorte qu’on disoit de luy que c’estoit un homme de belles paroles. Il se


35. Le droguet étoit une étoffe de soie qui devoit son nom à la ville d’Irlande Drogheda, d’où elle avoit d’abord été importée chez nous. (Fr. Michel, Recherches sur le commerce et la fabrication des étoffes de soie, etc. Paris, 1854, in-4, t. 2, p. 244.)

36. C’est sans doute Benserade. Ce qui est dit ici de « bagatelles mélodieuses, etc. », et un peu plus loin (p. 139), de l’avantage qu’on trouve à faire « les vers d’un ballet du roy », se rapporte au mieux à ce rimeur courtisan, dont la verve n’alla jamais plus loin qu’un rondeau ou un madrigal, et dont la plus grande gloire fut d’aider Molière dans les ballets à régler pour la cour. Si c’est Benserade, la grande princesse dont il est parlé ici doit être madame de Longueville, qui, en effet, fut sa protectrice, surtout dans l’affaire des sonnets de Job et d’Uranie. On sait que ce dernier étoit de Benserade, et c’est pour lui qu’elle se déclara hautement.