Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/255

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duë, témoignant de vouloir parler de près à ses aureilles, qui estoient aussi de grande taille, témoins asseurez de son bel esprit. Ses dents estoient posées alternativement sur ses gencives, comme les creneaux sur les murs d’un chasteau. Sa langue estoit grosse et seiche comme une langue de bœuf ; encore pouvoit-elle passer pour fumée, car elle essuyoit tous les jours la vapeur de six pippes de tabac. Il avoit les yeux petits et battus, quoy qu’ils fussent fort enfoncez, et vivans dans une grande retraite ; le nez fort camus, le front eminent, les cheveux noirs et gras, la barbe rousse et seiche. Pour le peu qu’il avoit de cou, ce n’est pas la peine d’en parler ; une espaule commandoit à l’autre comme une montagne à une colline, et sa taille estoit aussi courte que son intelligence. En un mot, sa physionomie avoit toute sorte de mauvaises qualitez, hors-mis qu’elle n’estoit point menteuse. On le pouvoit bien appeller vaillant depuis les pieds jusqu’à la teste, car sa valeur paroissoit en ses machoires et en ses talons. Mais l’infortune l’avoit tellement tallonné à l’armée, qu’apres vingt campagnes il n’avoit pas encore gagné autant que valoit sa legitime (l’on ne sçauroit rien dire de moins), et il estoit obligé de venir chercher sa subsistance à Paris, qui estoit son meilleur quartier d’hyver.

Quant à son esprit, il estoit tout à fait digne de son corps ; et quoy qu’il n’ait bien paru que lors qu’il a esté placé sur le tribunal, il en fit voir neantmoins quelque eschantillon, par où l’on peut juger de son caractere. Un jour qu’on luy parloit de la grande Chartreuse, il demanda si c’estoit la femme du general des Chartreux. Il demanda aussi à d’autres gens de quelle matiere estoit fait le cheval de bronze, qui, voyant sa naïfveté