Page:Goncourt - Journal, t5, 1891.djvu/103

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Samedi 8 mai. — Chez Véfour, dans le salon de la Renaissance, où autrefois j’ai abouché Sainte-Beuve avec Lagier, je dîne ce soir avec Mme Sand, Tourguéneff, Flaubert.

Mme Sand est momifiée de plus en plus, mais toute pleine de bonne enfance, et de la gaieté d’une vieille femme du siècle dernier. Tourguéneff, est à son ordinaire, parleur et expansif, et on laisse parler le géant, à la douce voix, aux récits attendris de petites touches émues et délicates.

Flaubert a commencé à conter un drame sur Louis XI, qu’il dit avoir fait au collège, drame, où il avait ainsi fait parler la misère des populations : « Monseigneur, nous sommes obligés d’assaisonner nos légumes avec le sel de nos larmes. »

Et la phrase de ce drame rejette Tourguéneff dans les souvenirs de son enfance, dans la mémoire de la dure éducation en laquelle il a grandi, et des révoltes que l’injustice soulevait dans sa jeune âme. Il se voit, je ne sais à propos de quel petit méfait, à la suite duquel il avait été sermonné par son précepteur, puis fouetté, puis privé de dîner, il se voit se promenant dans le jardin, et buvant, avec une espèce de plaisir amer, l’eau salée qui de ses yeux, le long de ses joues, lui tombait dans les coins de la bouche.

Il parle ensuite des savoureuses heures de sa jeunesse, des heures, où couché sur l’herbe, il écoutait les bruits de la terre, et des heures passées à l’affût dans une observation rêveuse de la nature qu’on ne peut rendre.