Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/103

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— Non ! la voilà la cause : elle est belle, je hais les belles parce que je suis laide ; tu l’aimes et je la hais, je hais ceux qu’on aime ; tu es heureux, toi, je hais les heureux ; vous êtes riches et je hais les riches, parce qu’on ne m’aime pas, parce que je suis malheureuse et misérable. Pourquoi, Pedrillo, pourquoi m’as-tu rejetée toujours comme quelque chose dont on a honte ? Ah ! oui, parce que tu craignais la risée publique ; en bien, je te hais, parce que j’aime ce que la société méprise, j’aime les baladins, moi, j’aime les filles de joie et celles du dernier rang, et je déteste ton Isabellada. Oh ! si je pouvais, je l’écraserais sous mon pied ; avec quelle joie je piétinerais sur son corps, sur ses seins, sur sa tête, sur sa figure ; je la mangerais, je la dévorerais avec plaisir !

Pedrillo fit un geste de colère.

— Marguerite, prends garde ! le lion est là dans sa cage ; de grâce, finis, pas un mot.

— Il fallait que tu fusses un homme sans pudeur et sans âme pour me mépriser ainsi, pour bafouer, pour salir, pour traîner dans la boue cette pauvre Marguerite qui t’aimait tant, qui s’était jetée dans tes bras, pleine de poésie et d’amour, et que tu as repoussée du pied comme un chien galeux qui veut lécher son maître.

— Oh ! Marguerite, Marguerite, tu vas me faire faire quelque chose d’odieux, d’horrible !

— Et encore cette femme, elle avait des enfants, et leur père les traitait sans pitié ; pas de pain quelquefois, et s’ils ne sont pas morts, c’est que Dieu a veillé sur eux. Le sanglier, la bête féroce, dévore quelquefois ses enfants, mais il ne les fait pas périr dans les agonies de la faim. Eh bien, oui, va, jette-moi, si tu veux, à ce lion ; je ne te demanderai ni secours ni pardon, non, car si tu m’as abreuvée d’amertume, je t’empoisonnerai d’injures, d’insultes et de reproches. Écoute, écoute, j’en ai encore à dire ; écoute que je te