Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/132

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BIBLIOMANIE[1].

CONTE.

Dans une rue étroite et sans soleil de Barcelone vivait, il y a peu de temps, un de ces hommes au front pâle, à l’œil terne, creux, un de ces êtres sataniques et bizarres tels qu’Hoffmann en déterrait dans ses songes.

C’était Giacomo le libraire.

Il avait trente ans et il passait déjà pour vieux et usé ; sa taille était haute, mais courbée comme celle d’un vieillard ; ses cheveux étaient longs, mais blancs ; ses mains étaient fortes et nerveuses, mais desséchées et couvertes de rides ; son costume était misérable et déguenillé, il avait l’air gauche et embarrassé, sa physionomie était pâle, triste, laide, et même insignifiante. On le voyait rarement dans les rues, si ce n’est les jours où l’on vendait à l’enchère des livres rares et curieux. Alors ce n’était plus le même homme indolent et ridicule, ses yeux s’animaient, il courait, il marchait, il trépignait, il avait peine à modérer sa joie, ses inquiétudes, ses angoisses et ses douleurs ; il revenait chez lui haletant, essoufflé, hors d’haleine, il prenait le livre chéri, le couvait des yeux, et le regardait et l’aimait comme un avare son trésor, un père sa fille, un roi sa couronne.

Cet homme n’avait jamais parlé à personne, si ce n’est aux bouquinistes et aux brocanteurs ; il était taciturne et rêveur, sombre et triste ; il n’avait qu’une


  1. Novembre 1836.