Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/149

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C’était une de ces bonnes et honnêtes filles qui naissent et meurent dans les familles, qui servent leurs maîtres jusqu’à la mort, prennent soin des enfants et les élèvent.

Celle-ci avait vu naître M. Ohmlin, elle avait été sa nourrice, plus tard sa servante ; aussi tremblait-elle alors pour son pauvre maître, parti dès le matin dans les montagnes et qui n’était point encore de retour ; elle n’osait plus reprendre son ouvrage, se tenait assise près du foyer, les bras croisés, les pieds sur l’âtre et la tête baissée sur ses mains ; elle écoutait avec terreur le vent qui sifflait dans la serrure et hurlait sur la montagne. Triste et pensive, elle tâchait de se rappeler une de ces légendes si terribles et si sanglantes qu’on contait chez elle, jadis, dans sa jeunesse, quand toute la famille, réunie autour du foyer, écoutait avec plaisir une histoire de meurtre ou de fantôme qui se passait aussi dans les montagnes, par une nuit d’hiver bien sombre et bien froide, au milieu des glaciers, des neiges et des torrents.

C’est dans ces souvenirs d’enfance qu’errait ainsi son imagination, et la vieille Berthe se retraçait ainsi toute sa vie, qui s’était passée monotone et uniforme, dans son village, et qui, dans un cercle si étroit, avait eu aussi ses passions, ses angoisses et ses douleurs.

Mais bientôt elle entendit sur le pavé de la place voisine, avec les aboiements sinistres et lugubres d’un chien, le pas saccadé d’un mulet ; elle tressaillit, se leva de sa chaise en s’écriant : « c’est lui ! », puis elle courut à la porte et l’ouvrit.

Après quelques instants, un homme parut dans la salle, il était entouré d’un large manteau brun tout blanc de neige, l’eau ruisselait sur ses vêtements.

— Du feu, Berthe, dit-il en entrant, du feu ! je me meurs de froid.

La vieille fille sortit, puis revint au bout de quelques minutes, apportant dans ses bras des copeaux et