Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/468

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barbes droites et leurs joues enflammées ; des laboureurs avec leurs cheveux longs, leur dos voûté, le front calme et réfléchi, leurs gamaches blanches qui leur montent jusqu’aux genoux et leur gilet rouge rayé ; puis encore de joyeux garçons de la campagne, aux grands yeux clairs, avec leurs cheveux ras et droits, une blouse bleue, un col raide et empesé jusqu’aux oreilles et serré par une cravate de couleur, roulée en cordon.

Au milieu d’eux se trouvaient deux hommes qu’on ne pouvait ranger dans aucune de ces classes ; tout le cercle semblait les respecter et les regarder avec admiration, comme des gloires illustres et avérées.

Taciturnes et sombres, ils étaient là comme deux ennemis, jaloux réciproquement de leurs forces et de leurs renommées, ils échangeaient des regards de pitié et des sourires d’un insultant dédain. Le plus grand des deux était sec et mince, un nez épais et allongé, une barbe et des cheveux noirs, quelque chose dans toute sa personne de nerveux et de rusé ; l’autre au contraire était petit, carré, aux membres forts et trapus, la barbe rouge, de grands yeux à fleur de tête, de la force et de la stupidité.

C’étaient les deux plus intrépides buveurs de vingt lieues à la ronde, capables chacun de rester des nuits au combat et d’en sortir victorieux, le premier toujours sur la défensive, usant d’une tactique sage et modérée, le second plein d’impétuosité et de colère, faisant ruisseler sur son palais des bouteilles entières qui s’engloutissaient dans cet estomac gigantesque.

Fiers tous deux de leur gloire, ils passaient dans le village aussi impassibles et aussi contents d’eux-mêmes qu’un Dieu au milieu de ses adorateurs ; jamais, en effet, aucune défaite n’avait souillé leurs gloires, et quand leurs compagnons d’orgie étaient étendus sur le pavé de la salle, ils sortaient en haussant les épaules de pitié pour cette pauvre nature hu-