Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/475

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au pied des arbres sur l’herbe de la cour ou se retournant sur la litière de leurs étables.

Il y avait aussi comme un vent plein de fraîcheur qui passait sur les feuilles à travers la haie entre les pommiers, et qui apportait dans ses replis invisibles comme un parfum de foin coupé et de fleurs des bois.

Cependant l’orgueil sinistre des deux buveurs s’était abattu et avait fait place à une gaieté douce et paisible ; peu à peu leur front s’était déridé, leurs bouches s’étaient pliées pour un sourire ; ils se parlaient gaiement, les yeux à demi clos et la tête lourde et joyeuse, tout prêts à se laisser endormir dans des rêves d’ivresse.

Un flambeau en cuivre, placé au milieu d’eux, éclairait leur figure d’une clarté douce, et dessinait sur le plafond noirci des cercles lumineux et vacillants. Ils allaient donc s’endormir ; déjà leurs mains avaient abandonné les verres et étaient retombées sur leurs cuisses, leurs têtes s’étaient appuyées sur la muraille, le cou en avant ; ils avaient fermé les yeux.

Quelque chose de suave et tendre planait sur eux ; on voyait sur leurs visages épanouis transpirer une sensation voluptueuse et intime qui sortait de l’âme, le monde avait fui avec ses douleurs et ses amertumes, tout tournait devant eux en images fugitives et errantes, sans suite, comme une ronde de fées vêtues de toutes les couleurs et qui passaient en tourbillonnant devant eux, montaient vers le ciel en spirales, en cercles qui s’agrandissaient, se perdaient et s’évanouissaient, comme une poudre d’or qu’on jette aux vents.

Des clartés inconnues, des lueurs, des jours apparaissaient tout à coup sur les murailles, s’élargissaient sur la suie de la cheminée, montaient en réseaux et en gerbes de feu ; c’étaient des extases infinies, des sensations délicieuses par tous les sens, un sommeil qui se sentait des rêves confus qui commençaient et se