Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/489

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et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe…

Homme qui veut comprendre ce qui n’est pas et faire une science du néant ; homme, âme faite à l’image de Dieu et dont le génie sublime s’arrête à un brin d’herbe et ne peut franchir le problème d’un grain de poussière !

Et la lassitude me prit ; je vins à douter de tout. Jeune, j’étais vieux ; mon cœur avait des rides, et en voyant des vieillards encore vifs, pleins d’enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l’amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être.

J’eus cependant une horreur naturelle avant d’embrasser cette foi au néant ; au bord du gouffre, je fermai les yeux ; j’y tombai.

Je fus content, je n’avais plus de chute à faire, j’étais froid et calme comme la pierre d’un tombeau. Je croyais trouver le bonheur dans le doute ; insensé que j’étais ! on y roule dans un vide incommensurable. Ce vide-là est immense et fait dresser les cheveux d’horreur quand on s’approche du bord.

Du doute de Dieu, j’en vins au doute de la vertu, fragile idée que chaque siècle a dressée comme il a pu sur l’échafaudage des lois, plus vacillant encore.

Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie morne et méditative passée au coin du feu, les bras croisés avec un éternel bâillement d’ennui, seul pendant tout un jour, et tournant de temps [en temps] mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant avec ses jets de pâle lumière, sur le pavé de ma chambre, ou sur une tête de mort jaune, édentée, et grimaçant sans cesse sur ma cheminée, symbole de la vie et comme elle froide et railleuse.

Plus tard vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce cœur si battu, si navré d’amertume. Vous sçaurez les aventures de cette vie si paisible et si banale, si remplie de sentiments, si vide de faits.