Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/512

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sentiment en fait d’art. Je n’ai jamais entendu personne le sentir avec plus de naïveté et avec moins de prétention ; elle avait des mots simples et expressifs qui partaient en relief et surtout avec tant de négligé et de grâce, tant d’abandon, de nonchalance, vous auriez dit qu’elle chantait.

Un soir, son mari nous proposa une partie de barque. Il faisait le plus beau temps du monde, nous acceptâmes.

XIII

Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n’y a pas de langage, ces impressions du cœur, ces mystères de l’âme inconnus à elle-même ? Comment vous dirai-je tout ce que j’ai ressenti, tout ce que j’ai pensé, toutes les choses dont j’ai joui cette soirée-là ? C’était une belle nuit d’été ; vers neuf heures, nous montâmes sur la chaloupe, on rangea les avirons, nous partîmes. Le temps était calme, la lune se reflétait sur la surface unie de l’eau, et le sillon de la barque faisait vaciller son image sur les flots. La marée se mit à remonter et nous sentîmes les premières vagues bercer lentement la chaloupe. On se taisait, Maria se mit à parler. Je ne sais ce qu’elle dit, je me laissais enchanter par le son de ses paroles comme je me laissais bercer par la mer. Elle était près de moi, je sentais le contour de son épaule et le contact de sa robe ; elle levait son regard vers le ciel, pur, étoilé, resplendissant de diamants et se mirant dans les vagues bleues. C’était un ange, à la voir ainsi la tête levée avec ce regard céleste.

J’étais enivré d’amour, j’écoutais les deux rames se lever en cadence, les flots battre les flancs de la barque ; je me laissais toucher par tout cela [et] j’écoutais la voix de Maria, douce et vibrante.

Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les